Discours dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de la francophonie

Ottawa (Ontario) -
Raymond Théberge - Commissaire aux langues officielles

Seul le texte prononcé fait foi


Mesdames, messieurs, bonjour.

Je suis fort heureux de prendre la parole devant vous aujourd’hui. Je tiens d’abord à souligner que les terres sur lesquelles nous sommes rassemblés font partie du territoire traditionnel des peuples Salish du littoral et des détroits. Cet édifice dans lequel nous nous trouvons est érigé à l’emplacement d’un ancien village Lekwungen. Cette région est visée par les traités Douglas.

Nous rendons hommage aux ancêtres des Premières Nations de ces lieux, et nous réaffirmons nos relations les uns avec les autres.

Je tiens à saluer l’honorable Lena Metlege Diab, chargée de mission de la Région Amérique de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie qui préside cette assemblée aujourd’hui.

Aujourd’hui, j’aborderai le thème du 50e anniversaire de la Loi sur les langues officielles, en plus de parler de la dualité linguistique et des contributions culturelles de la francophonie.

J’ai grandi dans une communauté francophone des Prairies canadiennes et mon parcours professionnel m’a mené jusqu’en Ontario, au Québec et au Nouveau-Brunswick. Ainsi, je m’estime chanceux d’avoir vécu l’expérience canadienne dans plusieurs contextes, chacun doté de sa propre nature et de ses propres défis.

Longtemps, je me suis consacré aux domaines de l’enseignement, de la recherche et de l’administration universitaire. Aujourd’hui, en tant qu’agent du Parlement, ma tâche consiste à faire la promotion des langues officielles, à protéger les droits linguistiques des Canadiens et à promulguer le statut égal des deux langues officielles dans l’appareil gouvernemental.

La Loi sur les langues officielles vise à faire en sorte que les institutions fédérales soient en mesure de communiquer avec les Canadiens d’expression française et d’expression anglaise et de leur offrir des services dans la langue de leur choix.

Cela signifie que les membres du public ont droit d’accéder à l’information et aux données rendues disponibles par le gouvernement ouvert, de participer aux consultations et de communiquer avec les institutions fédérales, le tout, dans la langue officielle de leur choix.

J’encourage donc chaque institution fédérale qui participe à cette initiative à se fixer des objectifs qui s’arriment avec ses obligations linguistiques, afin d’être en mesure de communiquer et de servir le public en français et en anglais.

En guise de préambule, je vous propose un retour dans le temps.

Il y a un demi-siècle cette année, l’établissement de la première Loi sur les langues officielles, fruit de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme de 1963, changeait à jamais le visage du Canada.

Le cadre des droits linguistiques établi par la Commission a guidé l’élaboration de la Loi sur les langues officielles et de la Charte canadienne des droits et libertés, en mettant sur pied un régime linguistique constitutionnel.

Les initiatives issues des recommandations de la Commission, dont la Loi sur les langues officielles et la politique sur le multiculturalisme, ont non seulement renforcé les fondements de la dualité linguistique, mais aussi ceux de la diversité culturelle en tant que valeurs canadiennes.

La décision de mieux reconnaître les deux groupes linguistiques pancanadiens a également permis aux Canadiens de comprendre qu’il est effectivement possible ‒ et bénéfique ‒ pour différents peuples de coexister à l’intérieur d’une même communauté politique. Ainsi, la dualité linguistique a jeté les bases d’un plus grand respect pour toutes les cultures.

Au début des années soixante, le premier ministre du Canada de l’époque, Lester B. Pearson, a tenu à souligner l’importance de l’apport fait à notre épanouissement national par des Canadiens issus de races autres que celles des fondateurs. En effet, il reconnaissait qu’eux aussi ont ajouté de la force, du relief et de la vitalité à notre vie nationale1. Pearson comprenait que la dualité linguistique du Canada se trouvait au cœur même de cet esprit de pluralisme et d’inclusion.

En outre, la dualité linguistique constituait un fort élément distinctif du pays. Par sa nature même, elle était incompatible avec le modèle du « melting pot » si cher à l’Amérique, si j’ose m’exprimer ainsi.

En effet, le concept du multiculturalisme s’inscrit aux côtés ‒ et non à la place ‒ de la dualité linguistique. Les deux idéaux, selon Pearson, devaient s’appuyer mutuellement. Cette philosophie, dont les origines remontent à George-Étienne Cartier, le père de la Confédération, a connu un regain sous le gouvernement de Pearson et de son successeur, Pierre-Elliot Trudeau, premier ministre du Canada de 1968 à 1979 et de 1980 à 1984. C’est sous l’égide de ce dernier que Gérard Pelletier, illustre homme politique, sera nommé responsable du développement d’un projet de loi sur les langues officielles en 1968.

Un demi-siècle, c’est une longue période dans le monde des politiques gouvernementales. Or, le Canada et le monde, comme vous le savez, ont beaucoup changé depuis.

Ce matin, je voudrais porter un regard sur ces cinquante dernières années. Je crois qu’il est important de réfléchir au chemin parcouru et de faire le point sur les réussites et les défis auxquels nous faisons face depuis l’adoption de la Loi, en 1969.

Prenons un instant pour situer la Loi dans son contexte historique. Remontons jusqu’aux années 1960, une période charnière, tant au Canada qu’à l’étranger. En Afrique et en Asie, le processus de décolonisation était en pleine mouvance. En Europe, on était témoin de grèves d’ouvriers et de manifestations d’étudiants. Au Canada, les francophones luttaient pour obtenir une plus grande reconnaissance.

La Loi sur les langues officielles de 1969 s’inscrit, jusqu’à ce jour, dans un vaste mouvement, celui de la reconnaissance des droits et de la poursuite de la démocratisation. On peut donc dire que la Loi sur les langues officielles est née d’une période d’espoir ‒ une période de reconnaissance des droits. Par contre, elle tire aussi ses origines d’une crise. Alors que la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme amorçait ses recherches, le Canada traversait une phase difficile en ce qui a trait à l’unité nationale. Le regretté Gérard Pelletier l’avait expliqué en ces mots : « Notre but commun, notre œuvre commune sera le rattachement de tous les membres de nos communautés officielles à l’univers francophone, d’une part, anglophone, d’une autre part, assurés que nous sommes, en agissant ainsi, de réunir le Canada.2 »

Les Canadiens francophones d’un bout à l’autre du pays, et particulièrement ceux du Québec, étaient déçus, à juste titre, de l’inégalité socioéconomique qui les séparait des Canadiens anglophones à l’époque. De plus, ils en avaient assez d’être toujours sous-représentés dans l’appareil gouvernemental, tributaires d’institutions fédérales qui ne les servaient pas à égalité avec les anglophones, dans leur propre langue.

C’est dans ce contexte qu’il faut évaluer les succès et les défis continus de la Loi. Quelles sont les réussites? Mais, rien d’autre que notre dualité linguistique, que j’expliquerais dans les termes suivants.

C’est la reconnaissance de deux langues officielles, dotées d’un statut égal et appartenant à tous les Canadiens, peu importe leur origine. C’est aussi l’assurance que ces langues, tout comme leurs locuteurs, disposent d’un espace à part entière où ils peuvent s’épanouir, dans toutes les régions du pays.

Le Canada est l’hôte de deux collectivités de langue officielle pancanadiennes. Il existe deux majorités de langue officielle, francophone au Québec et anglophone dans le reste du Canada. Au sein des deux majorités évoluent des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Les majorités et les minorités donnent vie à notre dualité linguistique, nécessaire au succès de cette expérience politique que nous appelons le Canada. En somme, l’existence et la vitalité continue des minorités de langue officielle constituent la véritable preuve que le projet canadien est même possible. Gérard Pelletier, lors d’un rassemblement de Franco-Manitobains en décembre 1968, l’avait expliqué dans les termes suivants : « Vous m’avez confirmé, si besoin en était, qu’au Canada deux peuples ont besoin l’un de l’autre. Si vous n’existiez pas, le Canada serait autre ou ne serait peut-être pas. »

De plus, la dualité linguistique représente notre expérience la plus réussie en matière de réconciliation nationale, même si ce processus reste en perpétuel mouvement. Elle invite les Canadiens à tirer des leçons précieuses, afin de favoriser l’avancement d’autres projets de réconciliation.

Depuis toujours, ce sont souvent les communautés de langue officielle en situation minoritaire qui ont déployé le plus d’efforts pour favoriser une compréhension mutuelle et une collaboration interculturelle entre les Canadiens francophones et anglophones, de même que pour encourager les deux communautés linguistiques en situation majoritaire à reconnaître les droits des minorités en leur sein.

Le politicien franco-ontarien et défenseur des droits des minorités Aurélien Bélanger a vu juste au siècle dernier lorsqu’il a affirmé, au sujet du rôle des communautés de langue officielle en situation minoritaire, qu’elles sont pour ainsi dire le chaînon manquant de l’histoire, mais aussi le chaînon essentiel à une nation canadienne digne de ce nom3.

C’est dans cet esprit que Charles Howard, un Anglo-Québécois député de Sherbrooke, s’est levé dans la Chambre des communes en 1927 pour appuyer Henri Bourassa et son projet de fonction publique fédérale bilingue. Selon ce Townshipper, il était grand temps que le gouvernement reconnaisse ce qui lui appelait « les deux langues officielles du Canada. »

Afin que la dualité linguistique puisse nous souder les uns aux autres, les langues officielles doivent occuper la place qui leur revient. Sans un appui solide aux communautés de langue officielle en situation minoritaire partout au Canada, notre dualité linguistique et, par extension, notre pays feront face à l’échec. En l’absence de ces communautés, il n’y a tout simplement pas de dualité linguistique pancanadienne.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une Loi et d’une réglementation modernisées, qui n’évaluent pas la vitalité des minorités en fonction de l’importance relative des majorités. Nous avons besoin d’un régime linguistique moins vulnérable aux fluctuations constantes de l’augmentation et de la diminution de la population. Bref, d’une Loi actuelle, dynamique et robuste.

La Loi faisait donc preuve d’une audace nécessaire en 1969, mais il a fallu une refonte en 1988 pour lui donner une portée plus grande et une modification en 2005 pour qu’elle vise plus explicitement la protection des minorités de langue française et anglaise. Nous en sommes à un moment où une nouvelle refonte est nécessaire.

En 2019, les droits linguistiques fondamentaux des Canadiens ne sont pas toujours respectés. Hélas, les Canadiens ne peuvent pas toujours obtenir des services dans la langue officielle de leur choix de la part des institutions fédérales, même quand ils y ont droit.

Par exemple, les fonctionnaires fédéraux ne sont toujours pas en mesure de travailler dans la langue officielle de leur choix dans les régions désignées bilingues. Les communautés de langue officielle en situation minoritaire ne sont pas toujours consultées ou écoutées lorsque le gouvernement adopte de nouvelles politiques ou modifie des programmes. La population canadienne ne reçoit pas toujours d’importants renseignements de sécurité dans la langue officielle de son choix. Finalement, les électeurs canadiens ne peuvent pas toujours voter dans la langue officielle de leur choix, même s’il s’agit d’un droit fondamental.

Nous devons trouver des solutions à long terme à ces problèmes systémiques. Mon rapport annuel 2018-2019 fait état de quatre recommandations, dont l'une est de demander au premier ministre de déposer un projet de loi pour moderniser la Loi d’ici 2021. Les 18 autres recommandations formulées dans mon document de positionnement sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles sont des pistes de solutions pour faire progresser les langues officielles de façon concrète et durable. Je crois fermement que le gouvernement peut réaliser des progrès considérables dans ces dossiers s’il met en œuvre mes recommandations, qui sont le fruit de 50 ans d’expérience et d’expertise du Commissariat aux langues officielles.

Ces recommandations appuient également les trois grandes priorités que j’ai établies au début de mon mandat, que j’ai entamé l’année dernière : assurer la surveillance du Plan d’action pour les langues officielles, veiller à ce que les institutions fédérales respectent leurs obligations en matière de langues officielles et moderniser la Loi sur les langues officielles.

De nombreuses communautés à l’échelle du pays ont réalisé d’importantes avancées depuis l’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969. Cela dit, le fait que la Loi n’ait pas évolué au même rythme que les réalités canadiennes et les besoins des communautés a bien trop souvent freiné son progrès.

Les communautés de langue officielle garantissent une présence notable des deux langues officielles aux quatre coins du pays. Elles sont la pierre angulaire de la dualité linguistique au Canada. En tant que commissaire, je profiterai de toutes les occasions pour porter à l’attention du gouvernement fédéral et du Parlement les difficultés de ces communautés.

De plus, en tant que promoteur et protecteur des droits linguistiques, je crois qu’il est important d’innover. Cela peut se faire, entre autres, en offrant aux institutions fédérales des outils pertinents et utiles afin de les aider à se conformer à leurs obligations en matière de langues officielles. Bien que la majorité de mes recommandations soient mises en œuvre par les institutions fédérales grâce aux enquêtes menées par mon équipe, cela n’aboutit pas nécessairement à un comportement durable. Quant à la façon dont le gouvernement fédéral répond aux exigences de la Loi, j’ai déjà mentionné que les plaintes se sont multipliées depuis 2012, et nous sommes passés d’environ 400 plaintes à plus d’un millier.

Afin de pallier les problèmes systémiques auxquels il n’est pas toujours possible de répondre par des enquêtes, mon équipe a lancé en juin 2019 un nouvel outil, le Modèle de maturité des langues officielles. Cet outil, unique au monde, permettra aux institutions fédérales de poser un diagnostic sur leurs pratiques en matière de langues officielles pour les aider à progresser de façon continue.

Enfin, j’aimerais saisir l’occasion de préciser que ma vision va bien au-delà de modifications à nature législative et réglementaire.

De nombreux jalons ont été franchis depuis l’adoption de la première Loi en 1969, je le concède. Toutefois, peut-on réellement affirmer que la vision du législateur s’est concrétisée? Que nous réserve l’avenir si l’on continue à répéter les mêmes gestes, de prendre les mêmes décisions et d’adopter les mêmes réflexes? Aurons-nous des visionnaires et des ambassadeurs au gouvernement fédéral et dans la société canadienne pour porter et célébrer le dossier des langues officielles pour les 50 prochaines années?

Les Canadiens comprennent que la dualité linguistique, qui nous rend plus grands que la somme de nos apports respectifs, nous a propulsé à la scène internationale. Le français et l’anglais demeurent les langues de la diplomatie canadienne et des relations internationales. Les langues officielles du Canada sont renforcées par notre engagement auprès d’organismes internationaux comme l’Organisation internationale de la francophonie, le Commonwealth et l’Assemblée parlementaire de la francophonie réunis ici aujourd’hui! En fait, les auteurs de notre Loi se sont inspirés de la scène internationale, notamment de la Suisse, membre de l’Assemblée aujourd’hui et pays francophone, qui a trouvé des moyens novateurs pour promouvoir son propre multilinguisme officiel.

La Loi relève du secteur fédéral. Par contre, la façon dont les Canadiens vivent leur langue est en partie éclairée par le secteur provincial et municipal, comme à l’école, au travail, en ligne, ou dans les activités parascolaires. Comment alors assurer une présence significative de nos deux langues dans ces espaces, où le pouvoir de la législation fédérale est limité? Je l’ai répété à plusieurs reprises, les langues officielles, c’est l’affaire de tous.

Je tiens à rappeler que même la meilleure des lois ne sera pas pleinement efficace si elle n’est pas accompagnée d’un leadership fort de la part des gouvernements.

En cette date de jubilé, il est grand temps pour le gouvernement de regarder la Loi dans son ensemble pour la rendre actuelle, dynamique et robuste. Sans une attention précise et détaillée, nous risquons de perdre l’occasion de rendre la Loi plus cohérente par rapport aux réalités d’aujourd’hui et de demain. Une Loi plus cohérente permettrait aux institutions fédérales de mieux remplir leurs obligations envers les communautés de langue officielle en situation minoritaires et envers la promotion des langues officielles dans la société canadienne.

Alors que la Loi se tournera résolument vers l’avenir en 2019, il va sans dire que celui-ci appartient aux jeunes. La dernière refonte majeure de la Loi remonte à loin, bien avant Internet, les médias sociaux et la naissance de la jeunesse actuelle, les fameux « milléniaux » et la génération qui les suit. Plus que jamais, les jeunes revendiquent le respect de la dualité linguistique canadienne. Ils imaginent un pays où il sera désormais normal de vivre en français et en anglais. Ils sont d’avis que le gouvernement fédéral a un rôle de chef de file à jouer dans la concrétisation de cette idée et ils ont une soif réelle de participer à la culture de l’autre.

Les deux langues officielles, le français et l’anglais, sont au cœur de notre identité en tant que Canadiens et de notre place dans le monde. Elles sont au centre de notre histoire. Avec les langues autochtones, véritablement les « premières langues » du Canada, les langues officielles constituent le fondement des valeurs de la diversité et de l’inclusion au sein de notre société. Les langues autochtones sont un élément important du paysage culturel du Canada. Dans un esprit de réconciliation et conformément aux valeurs fondamentales qui les unissent, tous les Canadiens peuvent appuyer les premières langues et les langues officielles du pays.

Je vous remercie de votre attention.