Projet de loi S-205 : Mémoire au Comité sénatorial permanent des langues officielles
Projet de loi S-205 : Loi modifiant la Loi sur les langues officielles (communications et services destinés au public)
Graham Fraser
Commissaire aux langues officielles
Ottawa (Ontario)
20 avril 2015
Introduction
Le présent mémoire énonce la position du commissaire aux langues officielles relativement au projet de loi S-205 qui vise à moderniser la partie IV de la Loi sur les langues officielles (« la Loi
»).
Essentiellement, le commissaire reconnaît l’importance et la nécessité du projet de loi déposé par la sénatrice Chaput, car celui-ci contribue à réaliser l’objet de la partie IV tout en permettant aux minorités de consolider leur identité, de se développer et de s’épanouir.
Le mémoire portera sur deux questions, soit :
Pourquoi est-il nécessaire de moderniser la partie IV de la Loi ?
Quels autres critères relatifs à la demande importante seraient aptes à contribuer à la réalisation des objectifs visés par la partie IV de la Loi ?
Pour répondre à ces questions, il faut se rappeler l’objet et la portée des droits reconnus à la partie IV ainsi que leur incidence sur la réalisation des objectifs de la Loi.
1) Objet et portée de la partie IV de la Loi
Le droit fondamental du public de communiquer avec les institutions fédérales et d’en recevoir les services dans l’une ou l’autre des deux langues officielles tire sa source de l’article 20 de la Charte canadienne des droits et libertésNote de bas de page 1. Bien que l’article 20 de la Charte reconnaisse que ce droit peut être exercé par le public, son objet est avant tout réparateur car il vise surtout à permettre aux minorités de langue officielle de consolider leur identité, de favoriser leur vitalité, de se développer et de s’épanouir. Ainsi, parmi les jugementsNote de bas de page 2 qui traitent de l’objet réparateur des droits linguistiques, celui rendu par la juge Moreau dans l’affaire Fédération Franco-ténoise c P.G. du CanadaNote de bas de page 3 explique de façon éloquente les effets de l’exercice du droit garanti par l’article 20 de la Charte sur la vitalité des communautés :
Plus l’action du gouvernement a pour effet de rendre une langue visible et vivante, plus la légitimité de la langue est reconnue, plus les membres du groupe attribuent une forte vitalité à leur groupe et plus les membres du groupe trouvent naturel et légitime l’utilisation de leur langue. Mais M. [Rodrigue] Landry fait remarquer ce qui suit :
[…] Une langue qui n’est pas utilisée dans les sphères publiques de la société est perçue comme étant illégitime, c’est-à-dire comme n’ayant aucune reconnaissance au sein de la société. Cette situation incite les membres du groupe à graduellement abandonner leur langue et à chercher à intégrer le groupe linguistique dominant.
Il est vrai qu’au cours des dix dernières années, les institutions fédérales ont dû, pour diverses raisons, revoir leurs modes de prestation de services et que ceci les a amenées, dans certains cas, à réduire le nombre de bureaux régionaux qui offraient des services en personne. Cependant, il n’en demeure pas moins que les bureaux fédéraux qui offrent encore des services au public exercent une influence réelle et importante sur l’identité et la vitalité des minorités francophones ou anglophones.
2) Pourquoi est-il nécessaire de moderniser la partie IV de la Loi ?
Il y a au moins trois raisons pour lesquelles la partie IV doit être modernisée.
Premièrement, le règlement d’application de la partie IV de la Loi (adopté en 1991), ne tient pas compte du critère relatif à la spécificité des minorités francophones et anglophones du pays ni de l’importance des services publics offerts dans les deux langues sur le statut et la légitimité de la langue minoritaire.
Deuxièmement, les critères numériques prévus au paragraphe 32(2) de la Loi et précisés dans le Règlement de 1991 pour définir la demande importante ne permettent pas de tenir compte de toutes les personnes susceptibles de faire le choix d’être servies dans la langue de la minorité.
Troisièmement, la partie IV de la Loi ne reconnaît pas explicitement le principe de l’égalité réelle ni l’obligation de consulter les minorités francophones et anglophones.
2.1) L’importance du critère de la spécificité et de la vitalité des minorités francophones et anglophones
Il est utile de rappeler que la partie IV de la Loi précise que le droit du public de recevoir les services des institutions fédérales dans l’une ou l’autre des langues officielles peut être exercé à l’égard des bureaux fédéraux situés dans des régions où l’emploi du français ou de l’anglais fait l’objet d’une demande importante. De plus, la partie IV de la Loi confère au gouvernement le pouvoir réglementaire de déterminer les circonstances dans lesquelles s’applique la demande importante. Pour guider le gouvernement dans l’exercice de ce pouvoir, le Parlement a défini, par le biais du paragraphe 32(2) de la Loi, un certain nombre de critères dont : la population de la minorité de la région desservie par les bureaux, sa spécificité et la proportion que celle-ci représente par rapport à la population totale de cette région.
Dans le Règlement adopté en 1991, le gouvernement a effectivement défini la « population de la minorité
» en se basant sur le concept de « première langue officielle parlée
» (PLOP). Le gouvernement a également adopté différents seuils numériques et pourcentages qui déterminent si les bureaux fédéraux sont tenus d’offrir tous les services ou seulement certains services clésNote de bas de page 4 dans les deux langues officielles. Toutefois, le Règlement ne fait pas précisément mention de la spécificité des minorités, et ceci bien que plusieurs intervenants aient insisté, dans le cadre des consultations qui ont précédé l’adoption de la Loi en 1988, pour que la Loi et ses règlements d’application ne s’en tiennent pas strictement aux critères numériques pour définir la « demande importante
». Il s’agissait, pour les principales associations des communautés de langue officielle en situation minoritaire, d’une revendication majeure et celles-ci s’étaient réjouies des propos tenus à l’époque par le très honorable Ramon Hnatyshyn, alors ministre de la Justice, lors de sa comparution devant le comité législatif le 22 mars 1988 :
Certaines caractéristiques de cette population, telles que ses institutions religieuses, sociales, culturelles ou d’enseignement, […] donnent – mieux que le font les chiffres seuls – une bonne indication de sa vitalité et de ses possibilitésNote de bas de page 5.
En établissant clairement que le gouvernement « tient compte
» de la spécificité de la minorité francophone ou anglophone, le projet de loi S-205 vise donc à réaliser l’intention du législateur telle qu’exprimée par le ministre de la Justice de l’époque. Le projet de loi favorise ainsi une application cohérente de toutes les parties de la Loi. En effet, en l’absence de ce critère, une petite communauté minoritaire de langue officielle qui bénéficierait d’un financement de la part de Patrimoine canadien pour la création ou le maintien d’une école, pourrait se retrouver dans une situation où elle n’atteint plus le seuil numérique établi dans le Règlement ou ne représente plus 5 % de la population totale de la région desservie. Ainsi, malgré la vitalité qu’elle serait en mesure de démontrer par la présence d’une institution scolaire, cette communauté pourrait ne plus avoir accès aux services fédéraux dans sa langue, services qui contribueraient pourtant à renforcer son identité et sa vitalité. C’est ce type de résultat incohérent de l’application de la Loi que vise à corriger le projet de loi S-205.
2.2) Les critères pour définir la demande importante doivent tenir compte de toutes les personnes susceptibles de faire le choix d’être servies dans la langue de la minorité
Actuellement, l’évaluation de la demande importante repose en grande partie sur l’effectif de la population de la minorité, laquelle est établie en fonction du nombre de personnes dont la PLOP est la langue de la minorité. À titre de rappel, la PLOP a été adoptée dans la foulée d’une poussée importante de l’immigration internationale depuis le milieu des années 1980. Elle a été créée pour tenir compte de cette population dont la langue maternelle n’est pas une des deux langues officielles. Elle est calculée, de façon successive, à partir de trois questions de recensement : la connaissance des langues officielles, la langue maternelle et la langue parlée le plus souvent à la maison.
L’application des critères actuels prévus au paragraphe 32(2) de la Loi et qui sont précisés davantage dans le Règlement de 1991 ne permettent pas de tenir compte des personnes dont la PLOP n’est pas la langue de la minorité, mais qui en font toutefois l’usage dans la sphère privée ou publique. Il pourrait s’agir notamment des personnes qui :
- parlent la langue de la minorité au foyer (ce qui serait le cas d’un certain nombre de couples exogames, de nouveaux arrivants ou de francophiles/anglophiles); ou
- parlent la langue de la minorité dans leur milieu de travail (par exemple, dans certains secteurs en particulier, tels que ceux de l’enseignement, des services de santé et sociaux, et des services gouvernementaux provinciaux ou municipaux); ou
- reçoivent leur éducation dans la langue de la minorité.
Pourtant, toutes ces personnes et celles qui utilisent la langue de la minorité dans la sphère privée ou dans la sphère publique sont certainement susceptibles de faire le choix de recevoir leurs services des bureaux fédéraux dans la langue de la minorité. Par conséquent, elles devraient être considérées dans les critères et la méthode visant à évaluer la demande importante au même titre que les personnes dont la PLOP est la langue de la minorité.
2.3) Le principe de l’égalité réelle et l’importance de consulter les minorités francophones et anglophones
Enfin, le projet de loi S-205 est important parce qu’il codifie le principe de l’égalité réelle en imposant explicitement aux institutions fédérales l’obligation, d’une part, d’offrir un service de qualité égale dans les deux langues et, d’autre part, de consulter les minorités francophones et anglophones sur la qualité des communications et des services. Ce principe, énoncé à l’article 3, codifie les enseignements de la Cour suprême du Canada qui, dans l’affaire DesRochers, rappelait à juste titre que :
Selon la nature du service en question, il se peut que l’élaboration et la mise en œuvre de services identiques pour chacune des communautés linguistiques ne permettent pas de réaliser l’égalité réelle. Le contenu du principe de l’égalité linguistique en matière de services gouvernementaux n’est pas nécessairement uniforme. Il doit être défini en tenant compte de la nature du service en question et de son objetNote de bas de page 6.
3) Quels autres critères relatifs à la demande importante seraient aptes à contribuer à la réalisation des objectifs visés par la partie IV de la Loi?
Les débats concernant le projet de loi S-205 ont surtout porté sur l’article 5 qui vise à modifier les critères prévus au paragraphe 32(2) de la Loi afin d’évaluer la demande importante. Le critère relatif au « nombre de personnes pouvant communiquer dans la langue de la minorité francophone ou anglophone
» a notamment soulevé plusieurs questions et préoccupations de la part de certains témoins et de certains membres du Comité sénatorial permanent sur les langues officielles.
Il faut comprendre que l’objectif du paragraphe 32(2) n’est ni de définir qui est un francophone ni de déterminer qui devrait être inclus dans les communautés francophones minoritaires. Il ne s’agit pas non plus de déterminer qui est un anglophone au Québec, ni d’évaluer l’effectif des communautés d’expression anglaise au Québec.
Cela dit, les critères numériques prévus au paragraphe 32(2) pour évaluer la demande potentielle des services dans la langue de la minorité devraient être inclusifs et pertinents, tout en tenant compte de l’objet de la partie IV de la Loi.
Ainsi, ce ne sont pas toutes les personnes pouvant communiquer dans la langue de la minorité francophone ou anglophone qui sont susceptibles de faire le choix de recevoir des services publics dans la langue de la minorité. Toutefois, les personnes qui utilisent la langue de la minorité dans la sphère privée ou publique sont susceptibles de faire ce choix. Cela serait clairement le cas des trois groupes de personnes ci-haut mentionnés.
Pour conclure, le projet de loi S-205 déposé par la sénatrice Chaput est tout aussi important et nécessaire que le projet de loi S-3 déposé par le sénateur Gauthier et qui visait à modifier la partie VII de la Loi. Comme l’indiquait la sénatrice Chaput, « la modernisation de la Partie IV de la Loi sur les langues officielles vise essentiellement à mieux servir nos deux communautés de langue officielle
».
Notes de bas de page
- note de bas de page 1
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20. (1) Le public a, au Canada, droit à l’emploi du français ou de l’anglais pour communiquer avec le siège ou l’administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement du Canada ou pour en recevoir les services; il a le même droit à l’égard de tout autre bureau de ces institutions là où, selon le cas :
a) l’emploi du français ou de l’anglais fait l’objet d’une demande importante;
b) l’emploi du français et de l’anglais se justifie par la vocation du bureau.
- note de bas de page 2
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Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.),[1993] 1 R.C.S. 839, aux pp. 850-851; Doucet‑Boudreau c Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, au para. 27; Arsenault‑Cameron c Île‑du‑Prince‑Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3, au para. 27; Mahe c Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, à la p. 363.
- note de bas de page 3
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Fédération Franco-ténoise c Procureure générale du Canada, 2006, NWTSC 20 au para. 600.
- note de bas de page 4
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Les services clés sont les services de sécurité du revenu (pensions, allocations familiales et sécurité de vieillesse), les services d’un centre d’emploi, d’un bureau de poste, d’un bureau de l’Agence de revenu du canada, de Patrimoine canadien et de la Commission de la fonction publique du Canada et enfin, les services d’un détachement de la Gendarmerie royale du Canada.
- note de bas de page 5
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Procès-verbaux et témoignage du Comité législatif sur le projet de loi C-72, Loi concernant le statut et l’usage des langues officielles du Canada, Fascicule no. 1 (22 mars 1988), p. 37.
- note de bas de page 6
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DesRochers c Canada (Industrie), [2009] 1 R.C.S. 194, 2009 CSC 8 au para. 51.