Une question de respect et de sécurité : l’incidence des situations d’urgence sur les langues officielles

Table des matières

    Message du commissaire

    La dernière décennie a été marquée, au pays, par plusieurs situations d’urgence sur le plan du climat, de la santé ou de la sécurité publique. En plus de menacer la santé et la sécurité de la population canadienne et de déstabiliser notre société, elles ont mis en lumière l’importance fondamentale, en temps de crise, de communiquer avec la population en français et en anglais. En effet, chacune de ces récentes situations d’urgence a révélé des lacunes flagrantes et récurrentes en matière de langues officielles, lacunes qui peuvent avoir des conséquences néfastes, voire mettre la vie du public en danger.

    La crise sanitaire déclenchée par la pandémie de COVID-19 n’a pas fait exception à cette règle, et plusieurs incidents et manquements ont été portés à mon attention. En plus de rappeler aux dirigeantes et dirigeants des institutions fédérales concernées leurs obligations en matière de langues officielles quand ils communiquent avec le public, j’ai décidé d’examiner ces situations de plus près.

    Ce rapport est le fruit d’une analyse approfondie des situations d’urgence survenues entre 2010 et 2020 et brosse un portrait de l’expérience en matière de langues officielles vécue par la population canadienne lors de ce type de situations. De plus, il formule des pistes de solution afin que le gouvernement fédéral respecte davantage ses obligations en matière de langues officielles dans ses interactions avec les Canadiennes et les Canadiens.

    La publication de ce rapport vise ultimement à faire en sorte qu’en temps de crise, les deux langues officielles soient systématiquement traitées sur un pied d’égalité et que la population soit informée et rassurée dans la langue officielle de son choix.

    Je crois fermement que des changements doivent s’opérer au sein du gouvernement fédéral pour que les langues officielles ne soient plus une considération de second ordre pendant les situations d’urgence, mais qu’elles fassent partie intégrante de la gestion de crise.

    Au-delà de la Loi sur les langues officielles, c’est une question de respect et de sécurité pour l’ensemble des Canadiennes et des Canadiens.

     

     

    Raymond Théberge

    Versions abrégées utilisées dans le rapport

    Dans l’ensemble du présent rapport, le texte a été allégé de la façon suivante :

    • « commissaire » pour « commissaire aux langues officielles »;
    • « le Commissariat » pour « le Commissariat aux langues officielles »;
    • « la Loi » pour « la Loi sur les langues officielles »;
    • « institution fédérale » pour une institution fédérale ou un organisme fédéral assujettis à la Loi sur les langues officielles.

    Chapitre 1 :
    Introduction

    Objectif

    Au cours des dernières décennies, la société canadienne a été témoin de situations d’urgence qui ont nécessité une communication d’envergure en temps opportun de la part des gouvernements à l’échelle locale, provinciale, territoriale ou nationale. Ces situations ont fait ressortir l’importance des directives en matière de santé et de sécurité sur la réaction rapide de la population canadienne. Pour inciter une mobilisation de grande envergure, les chefs des communications des institutions fédérales doivent s’interroger pour déterminer si leur utilisation des langues officielles est adéquate et pleinement intégrée à leurs opérations. Les réponses peuvent être lourdes de conséquences puisqu’elles vont au-delà de la sphère habituelle des revendications linguistiques pour rejoindre celle des enjeux de société. Il faut être conscient que l’usage non équivalent des langues officielles durant des situations d’urgence peut entraîner des conséquences désastreuses et regrettables, que ce soit pour des personnes, pour les communautés anglophones du Québec, les communautés francophones à l’échelle du pays ou encore pour l’ensemble de la société.

    Le présent rapport fait état de l’utilisation des deux langues officielles par le gouvernement du Canada en situation d’urgence, en prenant en compte le contexte particulier de la pandémie actuelle de COVID-19, mais sans s’y limiter, afin de dégager les constats les plus importants et de formuler des recommandations. Le présent rapport met aussi en lumière les risques que pose l’utilisation inégale des deux langues officielles par les divers ordres de gouvernement sur la compréhension générale des directives du public canadien quand survient une situation d’urgence.

    Les situations d’urgence mettent en relief l’importance pour les institutions fédérales de réussir un parcours sans failles en matière de communications avec le public et de prestation des services au public dans les deux langues officielles. Cela passe aussi par l’usage des deux langues officielles en milieu de travail et par la dotation du personnel.

    À la fin du présent rapport de constats, j’offre, sous forme de recommandations, des mécanismes qui permettront aux institutions fédérales de mieux respecter leurs obligations linguistiques lors de situations d’urgence, protégeant ainsi l’ensemble du public canadien et sauvant potentiellement des vies.

    Méthodologie

    En raison de mon rôle d’ombudsman, je dispose d’outils qui offrent une valeur ajoutée propre à l’analyse du présent rapport, mais ma perspective unique dépasse les paramètres de mon rôle d’ombudsman. Ainsi, dans le cadre de mes fonctions pour la protection des droits linguistiques, le Commissariat aux langues officielles enquête sur les plaintes déposées1 et mène des activités visant à mesurer la conformité des institutions fédérales à la Loi sur les langues officielles. Le Commissariat a ainsi élaboré et diffusé un questionnaire sur son site Web, du 8 au 26 juin 2020, afin de recueillir l’expérience du public en matière de langues officielles lors de situations d’urgence. Ce questionnaire a permis de consulter plus de 2 000 personnes dans l’ensemble de la population canadienne et nous donne un meilleur aperçu des incidents qu’elles ont vécus.

    Le présent rapport s’appuie également sur une revue d’études, de données et de documents pertinents de diverses sources, dont des experts en santé et en droit, sur une revue des médias, de publications d’organismes communautaires et sectoriels, de publications gouvernementales et d’observations qui relèvent de nombreuses années de collaboration avec différentes institutions fédérales.

    Portée du rapport

    Pour la présente analyse, notre regard s’est posé sur les situations d’urgence de 2010 à 2020 qui peuvent être qualifiées comme étant un ou plusieurs évènements, souvent de nature temporaire, qui sont caractérisés par l’urgence d’agir puisqu’ils comportent des risques notamment pour la santé, la sécurité ou la vie et les biens du public canadien. Elles peuvent inclure des menaces sérieuses au bien-être de la société, à l’environnement et aux secteurs politique et économique.

    Lors de situations d’urgence, plusieurs sphères de la société sont touchées, notamment la santé, l’environnement, la sécurité, et plus encore selon l’incident. Ces domaines relèvent tantôt de la compétence provinciale et territoriale, tantôt de la compétence fédérale, et parfois, ils sont même de compétence partagée. Il estimportant d’indiquer, particulièrement dans le cas de la pandémie de COVID-19, que les provinces et les territoires ont la compétence d’administrer les soins de santé. Pour sa part, le gouvernement fédéral encourage la collaboration dans le domaine de la santé publique, coordonne les politiques et les programmes de l’administration publique fédérale en matière de santé publique, favorise les consultations et la coopération avec les gouvernements provinciaux et territoriaux en plus d’encourager la coopération avec les gouvernements étrangers et les organisations internationales dans le domaine de la santé publique afin d’appuyer la préparation de mesures visant à contrer des menaces à la santé publique à l’échelle du pays2. Cela étant dit, dans toutes situations, lorsque le gouvernement fédéral s’adresse à la population canadienne, il doit s’assurer de le faire en respectant les droits linguistiques de cette dernière.

    En raison de leur nature, les situations d’urgence frappent parfois sans préavis l’ensemble d’une société, ne s’arrêtant pas devant des exigences linguistiques qui pourraient être vues comme des obstacles. Le présent rapport vise à mettre en lumière le risque de ne pas traiter les deux langues officielles sur un pied d’égalité alors qu’il est attendu de la part de l’ensemble de la population canadienne de s’ajuster aux nouvelles normes sanitaires et de sécurité lors de situations d’urgence.

    Chapitre 2 :
    Observations et consultations

    Le présent rapport vise bel et bien à cerner tout obstacle à la communication efficace et urgente des institutions fédérales dans les deux langues officielles et à déterminer si le gouvernement fédéral a respecté les droits linguistiques de la population canadienne lors des situations d’urgence. Il incombe donc au Commissariat d’examiner la performance du gouvernement en ce qui concerne les langues officielles en situation d’urgence ainsi que le contexte dans lequel il opère. À quels types d’urgences le gouvernement canadien a-t-il été confronté au cours des dernières années? A-t-il su répondre aux attentes de la population canadienne?

    Dans le présent chapitre, je me tourne vers la population canadienne afin de comprendre son expérience, toujours avec la lentille des langues officielles, durant les situations d’urgence. Comme vous le constaterez, la vision des communications et des services offerts dans les deux langues officielles qui m’a été décrite touche aussi les gouvernements provinciaux et territoriaux.

    Je dispose de plusieurs outils pour aborder les préoccupations du public, notamment le processus de plaintes administré par le Commissariat et ma liaison continue avec les groupes, les représentantes et les représentants et les institutions des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Afin de préparer le présent rapport, le Commissariat a également conçu un questionnaire en ligne et effectué une surveillance intensive des médias.

    Questionnaire du Commissariat sur les langues officielles en situation d’urgence

    Figure 1

    Participation au questionnaire

    Version texte : Figure 1
    • Francophones hors Québec : 26 % (nombre de répondants = 589)
    • Francophones au Québec : 9 % (nombre de répondants = 192)
    • Anglophones au Québec : 36 % (nombre de répondants = 801)
    • Anglophones hors Québec : 29 % (nombre de répondants = 643)
    • Province non précisée/territoire non précisé : 0,1 % (nombre de répondants = 3)

    Nombre total de répondants : 2 228

    Le questionnaire du Commissariat dans les situations d’urgence a été mené du 8 au 26 juin 2020; il a été affiché sous forme de lien ouvert sur le site Web du Commissariat et largement diffusé sur les médias sociaux. Ainsi, le questionnaire a été distribué à un échantillon non aléatoire ou non probabiliste de répondantes et de répondants potentiels, ce qui signifie que les résultats ne peuvent être considérés que comme reflétant les opinions et les expériences des répondantes et des répondants eux-mêmes; ils ne peuvent être projetés à la population canadienne en général et aucune marge d’erreur ne peut être calculée. Cela étant dit, en tant que moyen de consultation publique, le questionnaire m’a permis d’accéder à un plus grand échantillon de voix sur les questions relatives aux situations d’urgence – un sujet sur lequel j’ai déjà reçu diverses plaintes.

    Le questionnaire visait à recueillir les points de vue et les commentaires de la population canadienne et à déterminer si les répondantes et les répondants avaient pu obtenir des informations de la part du gouvernement fédéral dans la langue officielle de leur choix lors des situations d’urgence, en particulier pendant la pandémie actuelle de COVID-19. Nous avons reçu 2 228 réponses provenant de partout au Canada. Les francophones en général et les anglophones du Québec ont répondu à des taux dépassant leur poids relatif dans la population, ce qui reflète l’importance des droits linguistiques pour les membres d’une minorité linguistique.

    Bien que le questionnaire était explicitement axé sur le gouvernement fédéral, de nombreuses personnes ont néanmoins fourni des commentaires indiquant qu’elles étaient préoccupées par les questions linguistiques à l’échelon provincial ou territorial, ou municipal, et les données présentées ici doivent être comprises dans ce contexte. Pour ces personnes, et peut-être pour la population de façon plus générale, les distinctions entre les domaines de responsabilité fédéraux, provinciaux ou territoriaux et municipaux en matière de langue de service peuvent être perçues comme étant confuses, floues ou sans importance. Fondamentalement, ce qui semblait le plus important était le fait de recevoir les informations relatives aux urgences dans leur langue officielle de choix, quelle que soit la juridiction. Il incombe aux gouvernements fédéral, provinciaux ou territoriaux et municipaux de travailler ensemble pour trouver des solutions viables qui respectent les droits et répondent aux besoins de la population du Canada.

    Figure 2

    Questions :

    Considérant les langues officielles, avez-vous eu de la difficulté à obtenir des renseignements de la part d’institutions fédérales liés à la santé ou à la sécurité publique (par exemple, lors de conférence de presse, sur des sites Web, sur l’étiquetage de produits et dans des communications écrites et publications) dans la langue officielle de votre choix durant la pandémie de COVID-19?

    Avez-vous vécu par le passé d’autres situations d’urgence au cours desquelles vous n’avez pas reçu des renseignements des institutions fédérales dans la langue officielle de votre choix?

    Version texte : Figure 2
    • Francophones hors Québec
      • Difficultés rencontrées lors de la pandémie de COVID-19 : 25 %
      • Difficultés rencontrées lors d’urgences passées : 21 %
    • Anglophones au Québec
      • Difficultés rencontrées lors de la pandémie de COVID-19 : 38 %
      • Difficultés rencontrées lors d’urgences passées : 25 %
    • Francophones au Québec
      • Difficultés rencontrées lors de la pandémie de COVID-19 : 20 %
      • Difficultés rencontrées lors d’urgences passées : 17 %
    • Anglophones hors Québec
      • Difficultés rencontrées lors de la pandémie de COVID-19 : 5 %
      • Difficultés rencontrées lors d’urgences passées : 4 %

    De nombreuses personnes ayant répondu au questionnaire ont fait état de la difficulté à accéder aux informations dans la langue officielle de leur choix. Sur un total de 2 228 répondantes et répondants, 379 (17 %) ont fait état de difficultés à accéder à des informations sur la santé ou la sécurité publiques dans la langue officielle de leur choix lors d’urgences passées, et 528 (24 %) ont fait état de difficultés similaires lors de la pandémie actuelle de COVID-19.

    Dans chacun de ces cas, les répondantes et les répondants issus d’une communauté de langue officielle en situation minoritaire étaient plus susceptibles d’avoir eu des difficultés à accéder à l’information dans leur langue officielle préférée. Les répondantes et les répondants anglophones du Québec étaient de six à huit fois plus susceptibles de signaler des difficultés d’accès à l’information que les anglophones hors Québec, citant de nombreux exemples de communications unilingues de la part du gouvernement provincial. Ces différences étaient moins prononcées entre les francophones du Québec et de l’extérieur de la province, ce qui suggère que le statut majoritaire des francophones du Québec n’empêche pas toujours les difficultés d’accès aux communications fédérales en français.

    Même les personnes qui n’ont pas éprouvé de difficultés à obtenir des informations dans leur langue officielle préférée ont souvent fait part de leur inquiétude de se retrouver dans une telle situation. Les données pour ces personnes sont semblables à celles des personnes ayant répondu au questionnaire qui ont éprouvé des difficultés, l’inquiétude étant la plus forte parmi les membres de la population québécoise francophone et les membres des communautés francophones et anglophones en situation minoritaire.

    Figure 3

    Question :

    Dans quelle mesure êtes-vous préoccupé(e) par le fait de ne pas savoir si vous recevrez des renseignements du gouvernement fédéralNote de fin de texte 2* dans la langue officielle de votre choix lors de situations d’urgence?

    Version texte : Figure 3
    • Francophones hors Québec
      • 27 % assez inquiets + 40 % très inquiets = 67 %
    • Anglophones au Québec
      • 18 % assez inquiets + 35 % très inquiets = 53 %
    • Francophones au Québec
      • 23 % assez inquiets + 25 % très inquiets = 48 %
    • Anglophones hors Québec
      • 6 % assez inquiets + 6 % très inquiets = 12 %

    Le questionnaire a permis aux répondantes et aux répondants de communiquer par écrit leurs expériences en matière de gestion des urgences et de langues officielles, et j’ai reçu des centaines de commentaires sur un large éventail de sujets3. Comme pour toutes les réponses au questionnaire, des commentaires au sujet du gouvernement fédéral étaient mélangés avec ceux au sujet des institutions provinciales et territoriales, ainsi qu’avec des observations pouvant s’appliquer à plusieurs ordres de gouvernement de manière égale.

    La Loi ne s’applique pas aux institutions provinciales ou territoriales – c’est pourquoi j’exerce les rôles d’ombudsman, de vérificateur et de rapporteur uniquement à l’échelle fédérale. En tant que commissaire, j’ai le devoir à la fois de protéger les droits linguistiques et de promouvoir la dualité linguistique dans l’ensemble de la société canadienne. Au cours de la préparation du présent rapport, des enjeux sur le plan provincial et territorial ont été portés à mon attention. Le reste de ce chapitre présente un résumé de ces incidents et des tendances, hors des compétences fédérales, concernant les langues officielles durant les situations d’urgence, ainsi qu’une explication des raisons pour lesquelles les membres des communautés de langue officielle en situation minoritaire peuvent, dans ces situations, avoir été mécontents quant au manque de communication dans leur propre langue officielle. Les enjeux fédéraux font l’objet du chapitre 3.

    Résumé des préoccupations sur le plan provincial et territorial

    Conférences de presse

    En janvier 2020, l’Organisation mondiale de la Santé a sonné l’alerte internationale à la suite de la flambée du nouveau coronavirus en Chine et à sa propagation transfrontalière4. La propagation fulgurante de la COVID-19 a surpris les nations et au cours des mois qui ont suivi, les décideurs politiques et les autorités sanitaires du monde entier ont dû se mobiliser rapidement pour fournir des renseignements et des mesures de prévention.

    Au Canada, les gouvernements provinciaux et territoriaux ont déclaré des états d’urgence sanitaire et des états d’urgence à partir du 13 mars 2020, en consultation avec les administrations locales, pour refléter les variations de l’état de la pandémie d’un endroit à l’autre au pays. C’est ainsi que les conférences de presse des autorités provinciales et territoriales menées par les premiers ministres, ministres et représentants de la santé publique se sont multipliées. Dans beaucoup de cas, ces communications sont devenues quotidiennes. Cependant, les membres des communautés de langue officielle en situation minoritaire de nombreuses provinces et territoires ont rapidement constaté que leur langue officielle de choix n’était pas utilisée lors de ces évènements médiatiques.

    Figure 4

    Question :

    Dans quelle mesure est-il important pour vous, personnellement, d'entendre et de voir vos dirigeants politiques parler dans la langue officielle que vous préférez lors de situations d’urgence (et pas seulement par l’intermédiaire d’un interprète ou d’une traduction)?

    Version texte : Figure 4
    • Francophones hors Québec
      • 84 % très important + 12 % assez important = 96 %
    • Anglophones au Québec
      • 76 % très important + 13 % assez important = 89 %
    • Francophones au Québec
      • 73 % très important + 17 % assez important = 90 %
    • Anglophones hors Québec
      • 41 % très important + 25 % assez important = 66 %

    L’une des constatations les plus manifestes du questionnaire du Commissariat est que le désir des répondantes et des répondants d’être abordés par leurs dirigeantes et leurs dirigeants politiques dans leur première langue officielle était pratiquement universel. Lorsqu’il leur a été demandé « Dans quelle mesure est-il important pour vous, personnellement, d’entendre et de voir vos dirigeants politiques parler dans la langue officielle que vous préférez lors de situations d’urgence (et pas seulement par l’intermédiaire d’un interprète ou d’une traduction)? », une forte majorité de personnes interrogées, indépendamment de leur langue officielle de préférence, de leur province ou territoire, ou de leur statut de majorité ou de minorité, ont indiqué que cela était « Assez important » ou « Très important » pour elles. Pour les membres des communautés de langue officielle en situation minoritaire et pour les répondantes et les répondants francophones du Québec, l’option « Très important » représentait à elle seule une nette majorité des réponses.

    Parmi toutes les personnes qui ont indiqué avoir eu des difficultés à obtenir des informations sur la santé ou la sécurité publiques auprès des institutions fédérales dans leur langue officielle de choix pendant la pandémie actuelle de COVID-19, 8 % ont mentionné des conférences de presse unilingues lorsqu’on leur a demandé de décrire les incidents lors desquels elles ont eu des difficultés. Parmi les répondantes et les répondants francophones de l’extérieur du Québec qui ont vécu cette situation pendant la pandémie actuelle, 16 % ont mentionné des conférences de presse unilingues lorsqu’on leur a demandé de décrire les incidents. Bien que bon nombre de ces commentaires portaient sur la perception d’une surutilisation de l’anglais par les dirigeantes et les dirigeants fédéraux (un enjeu abordé dans le chapitre 3), les répondantes et les répondants francophones hors Québec ont également exprimé leur découragement devant le manque d’utilisation du français dans les conférences de presse de la part de plusieurs gouvernements provinciaux dans toutes les régions du pays. Comme l’a exprimé une Franco-Terre-Neuvienne :

    Si je peux comprendre un anglais oral, c’est autre chose que de comprendre une conférence de presse. Je comprenais l’hygiéniste en chef, mais les autres… j’ai été obligée de demander à quelqu’un de regarder les conférences de presse pour me les traduire. Je me suis sentie non incluse dans la situation d’urgence.

    Un manque de bilinguisme, même dans les juridictions ayant des populations minoritaires de langue officielle relativement grandes, a fait des vagues dans les médias minoritaires et a soulevé des inquiétudes chez les dirigeantes et les dirigeants des communautés de langue officielle en situation minoritaire.

    En Ontario, les conférences de presse des dirigeantes et des dirigeants provinciaux se sont d’abord déroulées entièrement en anglais, ce qui a suscité des critiques de la part de la communauté franco-ontarienne. L’Assemblée de la francophonie de l’Ontario a même demandé la présence d’un porte-parole qui pourrait répondre aux questions des médias en français sans avoir recours à un interprète5. Lors d’un incident survenu à la mi-avril, un journaliste du quotidien franco-ontarien Le Droit a demandé si quelqu’un était disponible pour répondre à une question en français, mais la réponse a été « pas maintenant », ce qui n’a pas été bien accueilli par la communauté franco-ontarienne6. Une semaine plus tard, le gouvernement de l’Ontario a commencé à répondre systématiquement aux besoins de communication des francophones en incluant des interprètes simultanés aux conférences de presse et en affichant des versions doublées ou sous-titrées des évènements sur la chaîne YouTube du gouvernement provincial7.

    Pendant la même période, des commentaires réagissant au manque de français dans les conférences de presse du gouvernement du Nouveau-Brunswick ont été diffusés dans les médias8, et la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick a officiellement demandé la présence d’une personne-ressource francophone lors de ces évènements9. En date du mois de juillet 2020, le gouvernement du Nouveau-Brunswick n’avait pas encore garanti la présence d’un tel porte-parole, et s’est d’ailleurs interrogé sur la nécessité d’en avoir un. Comme l’a fait remarquer le premier ministre Blaine Higgs lui-même lors de la séance du 17 juin 2020 de l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick :

    […] [S]elon moi, nous communiquons très efficacement. Nous avons apporté des changements à notre structure afin que nous puissions le faire. Dans notre province, nous avons un système où nous avons recours à l’interprétation. Nous traduisons chaque document. Mes communiqués de presse contiennent des parties dans les deux langues. Selon moi, nous devons nous rendre compte que, dans notre province, il est possible de réussir ensemble, et le potentiel n’est pas limité par le fait que je parle les deux langues ou l’une ou l’autre de celles-ci, c’est-à-dire le français ou l’anglais. Notre potentiel ne devrait pas être limité10.

    Alors que la couverture médiatique sur le manque de français lors des conférences de presse provinciales s’est concentrée sur le Nouveau-Brunswick et l’Ontario, un examen rapide des conférences de presse dans le reste du pays révèle une variété d’approches utilisées au printemps 2020. En Nouvelle-Écosse, les conférences de presse du gouvernement provincial se sont déroulées entièrement en anglais, ce qui a incité la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse, qui soutient que la province est tenue d’utiliser le français et l’anglais dans les situations de santé et de sécurité, à déposer une plainte auprès de l’ombudsman de la province11. Au Québec, le premier ministre François Legault faisait ses déclarations d’ouverture en français, généralement pendant une quinzaine de minutes, puis concluait par un résumé en anglais, généralement de durée d’environ deux minutes. Le premier ministre albertain Jason Kenney n’utilisait pas de manière proactive les deux langues officielles lors des conférences de presse, mais il utilisait occasionnellement le français pour répondre aux questions des médias ou lorsqu’il participait à des entrevues.

    La décision d’utiliser ou non les deux langues officielles, et la manière de les utiliser, lors des conférences de presse, est une décision qui prendra différentes formes d’une province ou d’un territoire à l’autre, reflétant les lois locales12, les pratiques historiques et les considérations logistiques. Cela étant dit, l’utilisation des deux langues officielles lors des conférences de presse est une initiative activement souhaitée par les communautés de langue officielle en situation minoritaire à l’échelle du Canada. L’interprétation simultanée et le sous-titrage sont deux méthodes simples qui permettent de s’assurer que l’information est communiquée dans les deux langues officielles. Bien entendu, si les membres de la population canadienne avaient le choix entre le recours à ces méthodes et l’écoute des informations communiquées directement dans leur langue officielle de choix, une majorité écrasante choisirait cette dernière option; même un interprète parmi les plus compétents ne peut pas éliminer entièrement les facteurs tels que le décalage dans le temps, qui peuvent faire de l’écoute d’un discours doublé une expérience légèrement déroutante. Certaines organisations des communautés de langue officielle en situation minoritaire ont publiquement demandé à leur gouvernement provincial d’inclure un porte-parole ou une porte-parole lors des conférences de presse qui serait capable de s’adresser directement à leurs membres dans la langue officielle de leur choix. Cela permettrait de s’assurer que les locutrices et les locuteurs de la langue officielle de la minorité linguistique bénéficient d’une communication efficace de la même qualité que celle de leurs homologues de la majorité.

    Communications des agences gouvernementales

    Au début du mois d’avril 2020, tous les ménages du Québec ont reçu un guide d’autosoins détaillé préparé par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Ce dépliant donnait des conseils pour éviter de contracter le coronavirus et suggérait à la population du Québec des moyens d’éviter la propagation. Cependant, comme les anglophones du Québec l’ont rapidement remarqué, la brochure a été imprimée et distribuée uniquement en français – une version anglaise n’était accessible qu’en ligne ou par l’entremise d’une demande spéciale13.

    L’envoi postal en français seulement a été mal accueilli par les communautés d’expression anglaise du Québec. Il a été noté que de nombreuses personnes âgées en particulier ne sont pas à l’aise avec les ordinateurs. D’autres ont déclaré que l’absence de version imprimée en anglais était un signe d’irrespect. En réponse aux critiques, deux semaines plus tard, le gouvernement du Québec a annoncé qu’il enverrait des guides imprimés en anglais aux ménages comptant des personnes ayant rempli des déclarations de revenus en anglais (656 000 ménages au total). Cette décision a été saluée par de nombreuses personnes, dont le Quebec Community Groups Network, mais n’a pas effacé la déception initiale.

    Dans les commentaires recueillis grâce au questionnaire du Commissariat en juin 2020, les communications imprimées en français seulement étaient de loin l’enjeu le plus cité par les membres de la population du Québec d’expression anglaise. Parmi ces derniers qui ont eu du mal à obtenir de l’information dans la langue officielle de leur choix pendant la pandémie actuelle de COVID-19, 64 % d’entre eux ont mentionné avoir reçu du matériel imprimé dans une seule langue lorsqu’on leur a demandé de décrire les incidents lors desquels ils ont eu des difficultés. Ces répondantes et ces répondants ont souvent associé cette question à une frustration et à un malaise intense concernant le statut de la communauté anglophone du Québec en général. Comme l’a dit un répondant :

    Le Québec n’a envoyé que des dépliants en français. Cela m’a beaucoup affecté parce que la région où je vis est majoritairement anglophone et que je n’ai pas reçu les mêmes informations que ceux qui parlent français […] De plus, cela a eu une incidence sur ma famille puisque ma grand-mère, qui est non seulement anglophone, mais qui fait aussi partie de la plus grande population touchée par la pandémie, n’a pas reçu cette information […] Étant donné que le Canada n’a pas veillé à ce que tous les Canadiens reçoivent toutes les mêmes informations concernant la COVID-19, on peut se demander « pourquoi le Canada n’est pas intervenu? » et « pourquoi le Canada n’a pas fourni un dépliant bilingue à tous les Canadiens? » [traduction]

    À l’extérieur du Québec, la question des documents et des sites Web unilingues des gouvernements provinciaux n’est pas aussi importante dans les résultats du questionnaire du Commissariat – peut-être en raison du fait que, dans de vastes régions du pays, cette pratique est si courante qu’elle est rarement soulevée comme un enjeu. Cela étant dit, les répondantes et les répondants ont cité un certain nombre d’exemples. Comme l’a fait remarquer un répondant franco-albertain :

    Les informations du gouvernement provincial sont publiées plusieurs jours après la distribution de ces mêmes informations en anglais. Cette pratique amène les gens qui lisent ou écoutent seulement en français à ne pas recevoir l’information de manière ponctuelle ou force les citoyens à la lire ou l’écouter en anglais pour recevoir la même information de manière ponctuelle.

    Le phénomène peut également être observé dans tout le pays grâce aux reportages des médias et à la surveillance des ressources des gouvernements provinciaux :

    • En Ontario, un portail en ligne où le personnel de la santé peut se porter volontaire pour assister la province dans sa réponse à la pandémie de COVID-19 a été lancé en anglais uniquement14.
    • Au Manitoba, un certain nombre de documents du gouvernement provincial relatifs à la réponse à la pandémie de COVID-19, y compris les détails de la première étape de la réouverture de l’économie, ont été publiés sans traduction française.
    • En Saskatchewan, le gouvernement provincial a fait paraître une annonce en anglais dans le journal français Eau Vive, ce qui a déconcerté son lectorat fransaskois15.

    Alors que pratiquement toutes les situations d’urgence exigent que la population générale prenne des mesures pour assurer sa propre sécurité et celle des personnes qui l’entourent, la pandémie actuelle a été remarquable en ce sens que le taux de transmission et, par conséquent, les effets de la COVID-19 dépendaient en grande partie des actions de chaque personne. Chacun des incidents mentionnés ci-dessus représente une occasion manquée d’informer la population dans la langue officielle qu’elle comprend le mieux et de mieux protéger le pays contre la COVID-19. Il est primordial que l’ensemble de la population canadienne comprenne les informations fournies par son gouvernement lorsque les questions de santé et de sécurité sont en jeu.

    Messages d’alerte

    Le 14 mai 2018, des alertes ont simultanément été déclenchées sur des appareils cellulaires en Ontario après la disparition d’un enfant dans la région de Thunder Bay. Alors que la population de l’Ontario consultait le message afin de connaître les détails de cette situation bouleversante et les mesures à prendre, certaines personnes ont remarqué que le message était diffusé entièrement en anglais – une traduction française semblait suivre, mais était coupée par le bord de la fenêtre du message. Une demi-heure plus tard, une deuxième alerte a été envoyée. Celle-ci était bilingue, mais la version française contenait plusieurs erreurs – la description du véhicule du suspect était difficile à comprendre, et le terme « Amber alert » était traduit par « alerte jaune » (le terme « Amber », un nom propre, a été incorrectement analysé comme une couleur)16. L’objectif des alertes Amber, tel qu’il est énoncé par le Centre canadien de protection de l’enfance, est d’impliquer autant de membres de la communauté que possible dans la recherche d’un enfant enlevé – chaque membre de la communauté devenant « les yeux et les oreilles de la police17 ». Bien que l’enfant concerné dans cet incident ait heureusement été retrouvé sain et sauf quelques heures plus tard18, il est troublant de constater qu’il est possible que des renseignements précieux n’aient pas été obtenus parce que l’importante communauté francophone de l’Ontario n’a reçu que des informations non traduites ou illisibles.

    Ce n’est là qu’un des nombreux cas d’alertes d’urgence diffusées par l’intermédiaire du Système national d’alertes au public, où les informations ont été envoyées entièrement en anglais, où les informations en français ont été diffusées avec un retard important, ou encore où le texte en français était tronqué ou mal rédigé. Le Système national d’alertes au public est une initiative fédérale, provinciale et territoriale qui permet aux organismes responsables de la gestion des urgences de diffuser rapidement des informations au public par la radio, par la télévision, par câble et par satellite, par courriel ou par messagerie texte, et sur les appareils sans fil compatibles19. Il est utilisé dans des situations où la compréhension et l’action rapides de la part du public peuvent être une question de vie ou de mort. Il est l’un des moyens les plus visibles et les plus percutants par lesquels la population canadienne reçoit des informations des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux. Ces dernières années, les francophones vivant en milieu minoritaire ont dû décoder des alertes en anglais uniquement – parfois au milieu de la nuit – pour des situations d’urgence, comme celle d’un possible tsunami se dirigeant vers la côte de la Colombie-Britannique et celle d’un prétendu incident nucléaire à Pickering, en Ontario, ainsi que toutes celles concernant des enfants disparus.

    Dans cette optique, il n’est pas surprenant que la question semble être très présente dans l’esprit du public. Le questionnaire du Commissariat mené en juin 2020 sur les langues officielles en situation d’urgence comprenait une question demandant aux répondantes et aux répondants s’ils avaient éprouvé des difficultés à recevoir des communications dans la langue officielle de leur choix lors de situations d’urgence antérieures. Parmi les personnes francophones ayant répondu « oui » à cette question, 11 % ont mentionné les messages d’alerte lorsqu’on leur a demandé de décrire les incidents lors desquels elles ont eu des difficultés. Un répondant francophone vivant en Alberta a même déclaré avoir dû recourir à Google Translate chaque fois qu’un message d’alerte est apparu sur son téléphone – une difficulté supplémentaire à laquelle la population canadienne ne devrait pas avoir à faire face lorsqu’elle réagit à un évènement météorologique grave, à une flambée de violence ou à toute autre crise.

    J’ai également été informé du mécontentement du public par l’entremise d’un grand nombre de plaintes officielles répétées visant le Système national d’alertes au public. En 2019, celles-ci ont donné lieu à une enquête sur une série d’incidents au cours desquels les alertes diffusées à l’aide du Système national d’alertes au public ont été envoyées entièrement en anglais. Mon enquête a permis de déterminer que la responsabilité des alertes unilingues incombe en grande partie aux organismes provinciaux et territoriaux de gestion des urgences, qui sont les organismes responsables du texte des alertes elles-mêmes. Cela étant dit, j’ai aussi remarqué certains cas où les distributeurs de fin de ligne diffusaient des informations dans une seule langue officielle, même si l’alerte initiale était bilingue. J’ai conclu que cette pratique aurait dû être interdite par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes; ce faisant, j’ai officiellement recommandé au Conseil d’y mettre fin en modifiant la Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2014-444. Cela permettrait d’éliminer un obstacle important à l’amélioration de l’utilisation des deux langues officielles dans les alertes diffusées à l’aide du Système national d’alertes au public.

    J’ai exhorté les gouvernements provinciaux et territoriaux et les organismes de gestion des urgences à agir dans ce dossier afin d’assurer la sécurité physique et le traitement équitable des membres du public canadien, y compris les membres de communautés de langue officielle en situation minoritaire de tout le pays. Les provinces et les territoires n’utilisent pas nécessairement les deux langues officielles de façon systématique ou dans tous les contextes, mais en cas d’urgence, la priorité devrait être de joindre le plus grand nombre de personnes. Les organisations responsables de la gestion des urgences, dans la mesure du possible, devraient envisager d’utiliser les deux langues officielles même lorsqu’elles ne sont pas liées par la Loi. Dans cette optique, je souhaiterais rencontrer les cadres supérieurs responsables de la gestion des urgences afin de leur faire part des préoccupations des communautés de langue officielle en situation minoritaire.

    Premiers répondants

    En juillet 2020, des ambulanciers ont été appelés pour aider une patiente âgée francophone vivant dans une maison de soins de longue durée locale à Cap-Pelé, un village essentiellement francophone du Nouveau-Brunswick. Sur place, l’équipe paramédicale a été rencontrée par la famille de la patiente, qui a été choquée de constater que, bien qu’ayant été appelés pour venir en aide à une patiente dans une région majoritairement francophone, les ambulanciers étaient incapables de communiquer en français. Même si les ambulanciers ont fourni les soins et fait preuve de professionnalisme, la situation s’est révélée extrêmement stressante pour la patiente en question, et les membres de sa famille se sont demandé ce qui se serait passé s’ils n’avaient pas été disponibles pour faciliter la communication20.

    L’incident survenu à Cap-Pelé est loin d’être le seul où des membres du public se sont retrouvés avec des questions troublantes après avoir interagi avec le personnel d’intervention d’urgence ou le personnel hospitalier qui ne pouvait pas parler la langue officielle préférée de la personne qu’ils aidaient. Parmi les répondantes et les répondants au questionnaire du Commissariat qui ont indiqué avoir eu des difficultés à recevoir des communications dans la langue officielle de leur choix lors d’urgences passées, environ une personne sur cinq a mentionné avoir eu des difficultés à communiquer avec la police, les ambulanciers, les opérateurs du 911 et le personnel hospitalier; pratiquement tous ces commentaires provenaient de membres de communautés de langue officielle en situation minoritaire. Dans certains cas, comme l’exemple suivant soumis par une Québécoise d’expression anglaise, les situations décrites étaient extrêmement pénibles :

    J’ai été victime de discrimination dans de nombreuses situations d’urgence comme […] lorsque j’ai communiqué avec des hôpitaux ou que je m’y suis rendue en personne, au point qu’un employé de l’hôpital m’a laissée en larmes lorsque je suis entrée pour une grossesse ectopique. J’ai continuellement fait l’effort de communiquer en français autant que possible, mais je n’ai pas toujours le niveau de compréhension nécessaire pour mener certaines conversations ou je peux demander l’anglais. [traduction]

    Même dans les cas où les barrières linguistiques ont pu être résolues, certaines personnes se sont inquiétées de ce qui aurait pu se passer :

    J’ai de la chance d’être relativement bilingue, mais comme exemple, mon téléphone a composé le 911 alors que je conduisais un peu plus tôt. J’ai rapidement raccroché en me rendant compte de ce qui se passait et lorsqu’ils ont rappelé, ils ne parlaient pas du tout anglais. Je ne peux pas m’empêcher de penser à quel point cette situation serait stressante si je devais parler au répartiteur en cas d’urgence et que je n’avais pas accès à quelqu’un qui pourrait m’aider. [traduction]

    Un facteur important qui apparaît dans les réponses au questionnaire du Commissariat est que les barrières linguistiques comme celles décrites ci-dessus sont fréquemment signalées par les membres de la population canadienne qui se considèrent comme bilingues. Il est absolument essentiel que les organismes provinciaux et territoriaux, et tous les responsables du bien-être de notre population en cas d’urgence, comprennent qu’il y a une grande différence entre l’utilisation de sa seconde langue officielle pour s’orienter dans la vie quotidienne, dans les situations sociales et en milieu de travail et l’utilisation de cette même langue lorsqu’une personne est blessée, intimidée ou craint pour la sécurité d’un proche. Comme l’a dit un Québécois d’expression anglaise :

    J’ai déjà parlé à des médecins et à des policiers en anglais et ils n’avaient aucune idée de ce que je disais et il est très difficile d’expliquer quelque chose dans une autre langue, même une langue qui m’est familière, quand on souffre ou qu’on panique. [traduction]

    Un commentaire similaire, soumis par un francophone vivant au Nouveau-Brunswick, se lit ainsi :

    Je parle relativement bien l’anglais, mais pour des sujets sensibles, tels que la sécurité et d’éventuelles situations d’urgence, je suis plus confortable en français. Il m’est arrivé de rencontrer des défis afin d’obtenir un service de qualité dans ma langue officielle de préférence.

    Le bilinguisme individuel n’est pas absolu et, dans les circonstances engendrées par les situations d’urgence, il est tout à fait naturel que les membres de la population canadienne reviennent à la facilité et à l’assurance instantanées de leur première langue officielle.

    Chapitre 3 :
    Portrait des langues officielles en situation d’urgence

    Les membres de la population canadienne bénéficient d’un système politique démocratique stable dans lequel ils ont des représentantes et des représentants élus dans chaque ordre de gouvernement. La population canadienne est en droit de s’attendre à une gouvernance efficace et transparente et à une disponibilité des services publics en tout temps. Pour des citoyennes et des citoyens, ce lien de confiance repose aussi sur la capacité des gouvernements à faire respecter les droits fondamentaux; ce lien demeure plutôt stable en temps normal, mais dans un climat de peur, d’insécurité et de crise, il peut être mis à l’épreuve.

    Selon le recensement de 2016 de Statistique Canada, 26 007 500 membres de la population canadienne ont l’anglais comme première langue officielle parlée alors que 7 705 755 ont le français comme première langue officielle parlée21. Il faudrait aussi prendre en compte le fait que, de ce nombre, 372 450 résidentes et résidents du Québec conversent seulement en anglais alors que 112 055 résidentes et résidents des autres provinces et territoires conversent seulement en français22. Par ailleurs, il y a aussi de nouveaux arrivants et de nouvelles arrivantes qui dépendent de communications dans la langue officielle de la minorité linguistique pour veiller à leur bien-être et à celui de leurs proches puisqu’ils ne sont pas familiers avec l’autre langue officielle du pays. C’est ainsi que des mots comme inondation, attentat, épidémie, incendie, fusillade, cyberattaque, tornade, acte de terrorisme, pandémie et d’autres encore, peuvent susciter, au-delà d’émotions vives, l’attente selon laquelle tous les membres de la population canadienne bénéficient de la même protection et du même niveau d’information de la part de leur gouvernement fédéral, quelle que soit leur langue officielle de préférence.

    La crise sanitaire de la COVID-19

    La langue est un enjeu crucial de toute bonne gestion de crise. Quoi de plus important que de pouvoir communiquer avec ses citoyens dans leur langue afin de les informer, leur donner les consignes à suivre et les rassurer afin de maintenir la cohésion sociale et la confiance dans les autorités publiques. La communication n’est pas accessoire23.

    Texte d’une lettre envoyée à l’Organisation mondiale de la Santé, cosignée par les intervenants des communautés de langues en situation minoritaire du Canada, de la Catalogne, du Pays basque et du Pays de Galles

    Au moment de la parution du présent rapport, j’ai reçu 100 plaintes au sujet de problèmes relatifs aux langues officielles survenus durant la pandémie de COVID-19. De ce nombre, 72 plaintes ont été jugées recevables et font présentement l’objet d’une enquête. Ces plaintes portaient à la fois sur l’absence de communications ou prestation des services dans les deux langues officielles de la part du gouvernement du Canada et sur les droits liés à la langue de travail des fonctionnaires fédéraux dans les régions désignées bilingues24.

    Certains incidents concernant le gouvernement fédéral ont été plus notables que d’autres. C’est ainsi que des membres du public canadien dont la langue officielle de préférence est le français ont constaté que les informations offertes lors des premières conférences de presse du premier ministre du Canada et de la ministre de la Santé avaient été davantage communiquées en anglais. Des voix se sont élevées contre cette pratique dans les médias et des plaintes ont alors été déposées au Commissariat. J’ai fait une déclaration rappelant que le public canadien de partout au pays, peu importe sa langue officielle de choix, doit être en mesure de comprendre quand son premier ministre ou ses hauts dirigeants s’adressent à lui, particulièrement dans le contexte de la pandémie25. Du même coup, le Commissariat a communiqué avec le Bureau du Conseil privé, avec les sous-ministres et les champions des langues officielles dans les institutions fédérales pour leur rappeler l’importance de respecter en tout temps leurs obligations linguistiques lors de communications avec le public et avec leur personnel afin de ne pas porter atteinte aux droits linguistiques, mais aussi à la sécurité de toute la population canadienne. Depuis, j’ai notamment constaté que le gouvernement fédéral a rééquilibré ses conférences de presse dans les deux langues officielles.

    C’est aussi durant les premiers jours de la pandémie que Santé Canada a autorisé de manière provisoire une dérogation à certaines exigences réglementaires en matière, entre autres, d’étiquetage bilingue sur les produits désinfectants et antiseptiques. À la fin d’avril, Santé Canada a mis en œuvre d’autres politiques provisoires permettant l’étiquetage unilingue de certains produits nettoyants ménagers importés des États-Unis. Le gouvernement fédéral a justifié ces dérogations à certaines exigences réglementaires à la lumière de « la demande sans précédent et du besoin urgent26 ». Les exigences réglementaires de la langue d’étiquetage relèvent des règlements adoptés en vertu notamment de la Loi sur les aliments et drogues et de la Loi sur les produits dangereux. Les organismes des communautés de langue officielle en situation minoritaire ont critiqué la situation et ont demandé que le gouvernement fédéral renverse les mesures provisoires. Je suis intervenu en déclarant que le Commissariat surveille ces enjeux et j’ai plaidé pour que le gouvernement trouve des solutions qui ne porteraient pas atteinte à la sécurité de la population canadienne dans son ensemble. La ministre du Développement économique et des Langues officielles a d’ailleurs rappelé publiquement ce qui suit : « Le français en temps de crise est clé, car on a besoin que tout le monde ait accès à l’information et suive les consignes de santé publique. Les violations de la Loi sur les langues officielles seront toujours inacceptables pour moi27. »

    Des reproches concernant l’assouplissement des restrictions de Santé Canada sur l’étiquetage bilingue des produits sont aussi apparus fréquemment dans les commentaires au questionnaire du Commissariat. Parmi les répondantes et les répondants qui ont déclaré avoir eu des difficultés à accéder à des informations en français pendant la pandémie de COVID-19, 16 % des francophones hors Québec et 13 % des francophones du Québec ont laissé un commentaire critiquant le relâchement des restrictions de Santé Canada sur l’étiquetage bilingue – cet enjeu est parmi les plus cités par les francophones. Un commentaire, laissé par un Néo-Brunswickois francophone, résume les commentaires recueillis par l’entremise du questionnaire :

    Les réponses données par le gouvernement fédéral, lorsque questionné dans le dossier de l’étiquetage de certains produits dans une langue officielle (autorisé de manière exceptionnelle pendant la pandémie) n’étaient nullement satisfaisantes et manquaient de respect envers la population francophone.

    À la mi-mai, Santé Canada a donné une directive à l’intention des importateurs antérieurement autorisés de désinfectants et de désinfectants pour les mains, de certains produits de nettoyage, de certains savons pour les mains et savons pour le corps. Ils devaient se soumettre, au plus tard le 8 juin 2020, à un affichage d’information d’étiquette bilingue sur leurs sites Web et fournir aux vendeurs un moyen d’informer les consommateurs de la disponibilité des renseignements bilingues au moment de la vente. Tous les nouveaux importateurs de ces produits devaient suivre ces exigences alors que les fabricants canadiens devaient utiliser des étiquettes et de l’information de sécurité bilingues28. Même s’il s’agit d’un système à deux vitesses, soit l’un pour les importateurs et l’autre pour les fabricants canadiens, la solution à court terme, même imparfaite, a apaisé les critiques.

    D’autres situations problématiques récentes en matière de communications avec le public et de prestation des services qui ont moins fait l’objet de couverture médiatique ont été portées à mon attention, notamment dans les réponses du public canadien au questionnaire du Commissariat. Il y a entre autres eu, dans le cadre des mesures entourant la COVID-19, des discours et des interventions publiques en anglais seulement de la part de l’administratrice en chef de la santé publique du Canada. Il y a également eu un manque de service en français et d’offre de services en français dans les aéroports internationaux canadiens pour le public canadien revenant de l’étranger durant la pandémie de COVID-19 et une absence de services bilingues offerts et disponibles sur les mesures liées à la COVID-19 par l’Agence des services frontaliers du Canada aux aéroports internationaux et aux frontières terrestres. Finalement, il y a eu des directives et conseils qui ont été communiqués sur les médias sociaux par des institutions fédérales de manière non équivalente dans les deux langues officielles.

    Également, des situations problématiques récurrentes liées à la langue de travail qui me sont signalées d’année en année par des membres du personnel d’institutions fédérales ont été mises en relief par la crise sanitaire de la COVID-19. Des fonctionnaires fédéraux francophones travaillant dans les régions désignées bilingues de l’extérieur du Québec ainsi que des fonctionnaires anglophones travaillant dans les régions désignées bilingues du Québec ont signalé avoir reçu des courriels et des notes d’information unilingues et avoir participé à des téléconférences sur la COVID-19 tenues dans une langue seulement. Ces communications visaient généralement à informer les membres du personnel dans le cadre de leur travail ou à donner des instructions ou des consignes pour qu’ils puissent bien servir le public.

    Comme je tiens à faire la part des choses, je tiens à préciser qu’il a aussi été noté dans ma surveillance que l’appareil gouvernemental fédéral a fait des efforts en matière d’obligations linguistiques durant la pandémie de COVID-19. L’équilibre linguistique des conférences de presse quotidiennes du premier ministre du Canada s’est rapidement amélioré après une intervention du Commissariat. Dans un autre ordre d’idée, Environnement et Changement climatique Canada a affiché en permanence sur son intranet un message concernant le respect des deux langues officielles. Ces gestes sont importants pour répondre à des enjeux systémiques récurrents de non-respect de la Loi, de son règlement et des politiques et directives qui en découlent.

    Situations d’urgence passées

    La pandémie de COVID-19 n’est certainement pas la première crise à laquelle le gouvernement fédéral fait face. Malheureusement, le gouvernement fédéral a également été confronté à des problèmes de langues officielles lors de situations d’urgence passées.

    Le 22 octobre 2014, une tragédie a frappé le pays lorsqu’un tireur armé a tué la sentinelle postée à la Tombe du Soldat inconnu à Ottawa, puis s’est lancé dans une fusillade à l’intérieur des bâtiments du Parlement canadien29. Pendant la fusillade, une institution fédérale a envoyé un courriel d’alerte à son personnel en anglais seulement. Le même matin, un représentant d’une autre institution fédérale a donné une conférence de presse sur la fusillade, toujours en anglais seulement. Ces deux communications représentent chacune une violation de la Loi, qui s’est répétée d’une urgence à l’autre au cours de la période examinée dans mon rapport.

    Le premier incident est un exemple modèle d’une violation à la partie V de la Loi. Cette partie de la Loi garantit aux fonctionnaires fédéraux de certaines régions du Canada le droit de travailler dans la langue officielle de leur choix, ce qui inclut le droit de toute l’organisation de recevoir des courriels dans la langue officielle de son choix. Le stress et les exigences du milieu de travail peuvent être exacerbés si une personne est obligée de décoder un message dans une langue qu’elle ne comprend pas ou qu’elle ne peut lire qu’avec un certain effort. Le 22 octobre 2014, alors que les fonctionnaires avaient un besoin urgent d’obtenir des conseils de la part de leurs gestionnaires pour réagir adéquatement à la situation terrible qui se déroulait à Ottawa, les communications inadéquates en français n’ont fait qu’aggraver la peur et la confusion que les fonctionnaires francophones ressentaient déjà. J’ai également enquêté sur des alertes par courriel envoyées en anglais seulement aux fonctionnaires fédéraux en réponse à une menace terroriste potentielle en 2016 et lors des inondations de 2019 en Ontario, au Québec, au Nouveau-Brunswick et au Manitoba. Typiquement, les institutions fédérales ont attribué ces violations de la Loi à la nature urgente de l’évènement en question, en notant que la nécessité de transmettre l’information rapidement n’a pas permis de traduction.

    Le deuxième incident ne respecte pas les obligations prévues à la partie IV de la Loi, qui régit les communications entre les institutions fédérales et le public. La raison d’être des conférences de presse des institutions fédérales est de s’assurer que les informations importantes sont transmises au public. Si une conférence de presse d’urgence est donnée dans une seule langue officielle, il est possible que les membres du public qui ne parlent pas cette langue officielle ne comprennent pas la nature de la crise et ne prennent pas les précautions nécessaires. Outre la fusillade de 2014 sur la Colline du Parlement, d’autres évènements ont révélé des problèmes de communications dans les deux langues officielles durant les conférences de presse, notamment lors de l’attaque au couteau et au camion-bélier à Edmonton en 2017 et lors de l’ouragan Dorian, qui a causé des dommages considérables et des pannes d’électricité au Canada atlantique en septembre 2019. Là encore, j’ai pu observer que les institutions fédérales ont attribué les violations de la Loi à la nature urgente de la situation : en effet, les urgences font souvent en sorte que les fonctionnaires ont tendance à s’éloigner de leurs politiques et procédures habituelles et, ce faisant, à négliger les deux langues officielles.

    Toutefois, je note que mes recommandations ont souvent été bien reçues par les institutions fédérales fautives et ont amené des changements afin d’éviter des situations similaires. Souvent, les institutions révisent leurs politiques et procédures afin de clarifier les circonstances dans lesquelles les communications bilingues sont requises ou d’établir des mesures pour assurer la conformité. Parfois, les institutions fédérales rappelleront aux membres de leur personnel l’obligation de respecter la Loi. Malheureusement, ces mesures sont trop souvent peu efficaces, et j’ai constaté des cas où des institutions fédérales ont commis des violations similaires de la Loi dans des situations d’urgence subséquentes, malgré la bonne foi et les efforts pour éviter que cela ne se produise. Dans les chapitres 4 et 5 du présent rapport, j’examine plus en détail pourquoi les situations d’urgence ont tendance à entraîner des manquements aux obligations en matière de langues officielles, ainsi que les raisons pour lesquelles les manquements peuvent persister même lorsque les institutions fédérales agissent de bonne foi.

    La pandémie de COVID-19 a provoqué l’activation de mesures d’urgence sanitaire à l’échelle planétaire. Le gouvernement du Canada a tenté de se mobiliser rapidement, a mis en place des mesures d’aide et a fourni des informations essentielles. En considérant que certaines urgences sont inévitables, la population compte sur la vigilance des autorités et s’attend à ce que des mesures soient mises en place rapidement. Ces mesures doivent prévoir toutes les éventualités et doivent être révisées périodiquement pour s’assurer de répondre le mieux possible aux besoins de la population.

    Je souhaite que le gouvernement reconnaisse les failles en matière de langues officielles dans les situations d’urgence passées pour améliorer la mise en place de futures mesures de préparation. L’alerte est lancée : en situation d’urgence, le non-respect de la Loi par les institutions fédérales peut compromettre la santé et la sécurité publiques non seulement des membres des communautés de langue officielle en situation minoritaire, mais aussi celles de l’ensemble de la population canadienne.

    Chapitre 4 :
    Rôle et incidence des actions de l’État

    Au Canada, l’État (ordre fédéral, provincial et territorial) a d’importantes responsabilités en matière de santé publique. La particularité du Canada est que chaque ordre de gouvernement dispose de ses propres lois sur la santé et les situations d’urgence, de ses propres structures administratives30 et parfois même de ses propres agences de santé publique. Cette superposition administrative peut créer de la confusion si les différentes autorités en matière de la santé publique formulent des recommandations différentes.

    Du point de vue fédéral, l’Agence de santé publique du Canada fournit des conseils et orientations sur toutes les questions de santé publique à l’échelle nationale.

    Révision du bilinguisme institutionnel au gouvernement fédéral

    Les ratés dans l’application des obligations liées aux langues officielles lors de situations d’urgence mettent en relief ce qui semble être des problèmes de conformités récurrents et répandus parmi les institutions fédérales. Même en temps normal, ces problèmes ont fait l’objet d’innombrables enquêtes, analyses, études et rapports. En temps de crise, la capacité de ces institutions à mettre en œuvre le bilinguisme institutionnel se voit restreinte. Cette situation mine le respect des obligations linguistiques du gouvernement fédéral en matière de communication avec le public et de prestation des services, en plus de fragiliser les pratiques convenables en matière de langue de travail.

    Capacité bilingue et identification de postes dans les institutions fédérales

    Lorsque cela est requis, les institutions fédérales sont responsables de la conception et de la pérennité du bon fonctionnement du bilinguisme institutionnel. Cette notion ne signifie pas que tous les fonctionnaires doivent maîtriser les deux langues officielles, mais que les institutions fédérales doivent se donner la capacité de servir le public canadien dans sa langue officielle de choix dans les régions où il y a une demande importante tout en permettant aux fonctionnaires de travailler dans leur langue officielle de choix dans les régions désignées bilingues. Par contre, la notion requiert que les gestionnaires prennent en compte les exigences relatives aux langues officielles lors de l’embauche lorsque cela s’impose objectivement pour répondre aux fonctions des postes, là où la Loi le requiert, et de planifier la structure organisationnelle qui pourra y répondre. Une capacité bilingue de fournir des communications et des services dans les deux langues officielles est définie par le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada comme étant une prévision « selon un agencement approprié, [des] ressources financières, matérielles et humaines nécessaires, y compris des postes et/ou des fonctions bilingues et unilingues […]31 ».

    L’identification linguistique de nouveaux postes est au cœur de la Directive sur les langues officielles pour la gestion des personnes. Pour assurer une capacité bilingue continue, l’identification linguistique de postes doit être révisée avant toute reclassification ou mesure de dotation. Les gestionnaires doivent absolument s’assurer, au moment d’évaluer les exigences linguistiques, de bien considérer toutes les tâches à accomplir dans les postes, y compris les tâches lors de situations d’urgence. Cela doit être évident dans les exigences linguistiques des postes. Il faut que les candidates retenues ou les candidats retenus possèdent les compétences en langue seconde pour répondre aux exigences linguistiques des postes. L’environnement et la culture de travail dans les régions désignées bilingues doivent également être propices à encourager l’usage effectif des deux langues officielles. Cela contribuerait à assurer la capacité bilingue des institutions fédérales. Il serait par la suite souhaitable de vérifier l’état du bilinguisme institutionnel en menant des évaluations périodiques de conformité pour s’assurer du bon fonctionnement de leurs mécanismes et les ajuster, au besoin. Cette approche garantirait la prise en considération des langues officielles non seulement en temps normal, mais également lors de situations d’urgence.

    Leadership, culture et outils de gouvernance

    Une analyse des situations problématiques semble indiquer que les institutions fédérales sont conscientes qu’elles devraient offrir les communications dans les deux langues officielles, mais cette exigence est perçue comme une étape de ralentissement déraisonnable à la sortie de messages urgents, et les institutions fédérales mettent parfois la traduction de côté dans un souci de rapidité. Passer par le service de traduction est une possibilité, mais l’utilisation plus efficace des compétences linguistiques des fonctionnaires est une alternative viable. De nombreux fonctionnaires fédéraux possèdent de solides compétences en communication en anglais ou en français afin d’assurer l’offre de communications et de services dans la langue officielle de choix du public. Il s’agit d’une ressource existante qui pourrait être exploitée plus efficacement. Mais les institutions fédérales tirent-elles vraiment avantage de leur capacité bilingue actuelle? Et cette capacité est-elle suffisante? Encouragent-elles les fonctionnaires dans les régions désignées bilingues à travailler dans la langue officielle de leur choix?

    Les hauts fonctionnaires Patrick Borbey (président de la Commission de la fonction publique) et Matthew Mendelsohn (sous-secrétaire du Cabinet) indiquaient dans leur rapport présenté en septembre 2017 au greffier du Conseil privé que, selon le Sondage auprès des fonctionnaires fédéraux de 2014, « […] les employés ne se sentent pas toujours libres d’utiliser la langue officielle de leur choix » et que cette expérience était encore moins positive pour les fonctionnaires francophones qui travaillent soit dans la région de la capitale nationale soit dans d’autres régions désignées bilingues de l’Ontario, ainsi que pour les fonctionnaires anglophones qui travaillent dans les régions désignées bilingues du Québec32. Le rapport Borbey-Mendelsohn indique aussi que l’une des principales préoccupations des fonctionnaires fédéraux qui ont participé aux consultations des auteurs est que « [l]’anglais est la langue dominante pour la plupart des activités quotidiennes [...] la plupart des documents écrits sont préparés en anglais et la plupart des réunions se déroulent en anglais33 ». De plus, le rapport mentionne que les fonctionnaires francophones estiment qu’ils doivent parler en anglais pour aider à la compréhension de questions importantes, diminuant ainsi leur capacité à écrire de bons documents d’information en français et nourrissant un environnement où le personnel trouve difficile le maintien de ses compétences bilingues.

    Le professeur et chercheur Matthieu LeBlanc abondait dans le même sens en rapportant en 2010 ce qui suit lors de son observation d’un bureau du gouvernement fédéral à Moncton :

    À l’écrit, c’est encore une fois l’anglais qui domine largement. La quasi-totalité des échanges (courriels, lettres, etc.) et des documents (rapports, notes de service, lettres, etc.) sont rédigés en anglais. En fait, dans l’ensemble, environ 98 % des textes sont rédigés en anglais34.

    M. LeBlanc ajoutait qu’en plus, « […] la très grande majorité des francophones interrogés dit avoir régressé en français écrit depuis son arrivée au ministère35. » Les fonctionnaires interrogés dans le cadre de cette observation ont associé leur perte de compétences rédactionnelles dans leur langue maternelle au fait que le français est marginalisé au travail. C’est d’ailleurs dans ce contexte que semble s’enraciner la nouvelle problématique préoccupante de l’insécurité linguistique, un enjeu qui a fait l’objet récemment d’un sondage du Commissariat mené auprès de fonctionnaires fédéraux dans les régions désignées bilingues.

    La plupart des institutions fédérales disposent d’un ensemble de politiques et de directives qui guident leurs actions en matière d’application de la Loi dans leurs communications externes dans les régions où la demande des services dans l’une ou l’autre langue officielle est importante et à l’interne avec le personnel qui travaille dans des régions désignées bilingues. Le Conseil du Trésor du Canada a émis une Directive sur l’application du Règlement sur les langues officielles — communications avec le public et prestation des services, qui :

    Permet au gouvernement du Canada de réduire au minimum les risques de recours aux tribunaux pour le non respect, par les institutions, des droits du public de communiquer avec elles et d’en recevoir les services dans la langue officielle de son choix36.

    Les objectifs, résultats attendus et exigences en matière de langues officielles sont déterminés dans les politiques et directives suivantes :

    • Politique sur les langues officielles
    • Directives sur les langues officielles pour la gestion des personnes
    • Directive sur les langues officielles pour les communications et services
    • Politique sur les communications et l’image de marque
    • Directive sur la gestion des communications

    Ces mécanismes politiques ne proposent pas d’exigences différentes pour les besoins de tous les jours et pour les besoins en situation d’urgence. En fait, un des résultats attendus dans la Politique sur les communications et l’image de marque est que, « [l]es activités et les produits de communication du gouvernement […] sont présentés dans les deux langues officielles, de façon exacte et en temps opportun, et répondent aux divers besoins d’information du public37 ». De plus, l’une des exigences énonce que les administrateurs généraux et les administratrices générales exercent la responsabilité d’« [i]ntégrer les communications à la planification d’urgence et à la gestion des situations de crise de leur ministère38 ».

    Malgré l’ensemble de politiques et de directives et la bonne volonté des institutions fédérales, ces dernières ne réussissent pas à créer une culture diversifiée et inclusive en matière de dualité linguistique. Borbey et Mendelsohn faisaient allusion à un manque de leadership ou d’engagement de la part des dirigeantes et des dirigeants, qui pourraient eux-mêmes utiliser les deux langues officielles régulièrement et favoriser davantage, voire exiger dans certains cas, leur utilisation. La fonction publique fédérale peut définir clairement ses attentes et promouvoir les compétences qui entraîneront les changements souhaités.

    Une fois la situation d’urgence déclarée, il est trop tard pour apprendre le français ou l’anglais, et les ressources auxiliaires – ressources financières ou matérielles, services de traduction et d’interprétation – deviennent moins disponibles qu’en temps normal. Il est alors vital que le gouvernement fédéral se dote en tout temps d’un effectif adéquatement bilingue qui est en mesure d’accomplir des tâches essentielles telles que la supervision de personnel dans les régions désignées bilingues et la communication avec le public dans les deux langues officielles dans les régions où il y a une demande importante.

    Chapitre 5 :
    Communications gouvernementales

    Des communications claires, efficaces et compréhensibles par l’ensemble de la population canadienne sont un enjeu crucial en cas d’urgence. Comme l’illustre le portrait général des langues officielles en situation d’urgence, au chapitre 2, le gouvernement du Canada n’assure pas toujours des communications d’urgence adéquates et opportunes dans les deux langues officielles, particulièrement en français. De toutes les plaintes relevant de mon domaine de compétence concernant des situations d’urgence et portées à l’attention du Commissariat depuis 2014, toutes concernaient un prétendu défaut de fournir des communications ou des services en français. Par ailleurs, je suis au courant de rapports de bureaux fédéraux dans les régions désignées bilingues du Québec où l’anglais n’a pas été utilisé pour communiquer des détails au personnel sur des situations d’urgence ou pour exécuter des exercices d’incendie.

    Une compréhension de la façon dont les institutions fédérales interagissent en situation de crise peut aider à assurer la sécurité, les droits et la dignité de la population des deux groupes de langue officielle. Le Commissariat a remarqué des tendances dans les cas pour lesquels il a mené des enquêtes qui, combinées aux données obtenues grâce à ses observations régulières et aux exercices du Modèle de maturité des langues officielles, mettent en lumière les failles dans les interventions d’urgence du gouvernement qui affectent trop souvent les deux langues officielles.

    Politiques et procédures

    Les enquêtes du Commissariat ont révélé qu’en dehors des politiques gouvernementales formulées par le Conseil du Trésor du Canada (qui elles-mêmes ne sont pas nécessairement respectées de manière cohérente dans l’ensemble de la fonction publique fédérale), de nombreuses institutions fédérales ne disposent d’aucune directive officielle pour les communications avec le public ou avec les membres du personnel en cas d’urgence. D’autres institutions fédérales utilisent des politiques et des approches qui manquent de clarté ou des approches qui ne comportent pas de mécanismes d’évaluation ou de contrôle du respect des lignes directrices en matière de langues officielles. Les fonctionnaires sont parfaitement conscients du fait que les procédures utilisées au quotidien doivent généralement être modifiées en temps de crise, mais ils manquent souvent d’orientation quant à la forme que doivent prendre ces modifications. Dans un environnement aussi rapide et imprévu, même un membre du personnel compétent et bien intentionné peut négliger la nécessité de communications bilingues, ou conclure à tort que communiquer dans une seule langue est une approche raisonnable dans les circonstances. Cette façon de penser a été fréquemment évoquée par la direction des institutions fédérales lors d’enquêtes menées par le Commissariat.

    En 2019, le Commissariat a commencé à utiliser son Modèle de maturité des langues officielles pour déterminer la mesure dans laquelle les institutions fédérales intègrent les langues officielles dans leurs activités et leurs processus décisionnels. Le Modèle de maturité comprend un exercice d’autoévaluation dans le cadre duquel les institutions évaluent leur niveau de maturité, d’un à cinq, en fonction de 28 indicateurs. Un faible niveau de maturité indique que les langues officielles sont traitées de manière informelle, ce qui réduit la probabilité que les communications bilingues soient traitées de manière adéquate lors de situations urgentes. L’évaluation du respect de la conformité à la Loi n’est pas l’objectif de cet outil. Le Modèle de maturité des langues officielles examine plutôt comment les institutions fédérales intègrent les deux langues officielles dans la planification de leurs activités et programmes ou tiennent compte des deux langues officielles.

    Durant la première année de mise en œuvre du Modèle de maturité des langues officielles, le Commissariat a validé les autoévaluations de 12 institutions fédérales, dont quatre font partie du portefeuille de la santé. Les résultats de cet exercice montrent que la majorité de ces institutions se situent au niveau 1 pour les indicateurs liés aux communications avec le public. En ce qui concerne les évènements spéciaux, dont les conférences de presse, aucune des 12 institutions n’a dépassé le niveau 1. En d’autres termes, les institutions qui ont participé à l’exercice ont, au mieux, des processus et des procédures informels ou non documentés en place pour garantir l’utilisation des deux langues officielles lors des communications avec le public canadien.

    Tendances minant l’utilisation des deux langues officielles dans les situations d’urgence

    Des politiques formellement établies exigeant que les communications avec le public et les fonctionnaires fédéraux se fassent dans les deux langues officielles sont d’une importance vitale. Lorsqu’elles sont correctement communiquées et comprises par les fonctionnaires, elles garantissent que les langues officielles restent au premier plan dans leur esprit lorsqu’ils réagissent à des situations qui évoluent rapidement. Toutefois, l’existence de politiques officielles n’est pas le seul facteur qui peut garantir qu’une institution fédérale s’acquittera de ses obligations en matière de langues officielles. Selon l’expérience du Commissariat, les institutions fédérales se sont presque toujours montrées prêtes à agir rapidement pour corriger les plaintes en matière de langues officielles découlant de situations d’urgence et pour réviser leurs outils de gouvernance des langues officielles. Cependant, les réformes et les politiques que les institutions fédérales mettent en place durant des périodes normales peuvent s’effondrer ou se simplifier lors de situations d’urgence, ce qui a entraîné la répétition des mêmes problèmes lors de situations d’urgence subséquentes. Ce phénomène peut être attribuable à la fois à la nature inhérente des situations d’urgence et aux tendances au sein du gouvernement fédéral qui nuisent à l’utilisation efficace des deux langues officielles. Pour faire face à ce problème, il faudra plus que des solutions réactives.

    Tout d’abord, les situations d’urgence exigent une rapidité d’action. Les institutions fédérales ont eu tendance à justifier la diffusion d’informations unilingues lors de crises en faisant remarquer qu’en cas d’urgence, le fait d’attendre que les communications soient traduites prendrait tout simplement trop de temps. En d’autres termes, ces institutions effectuent une analyse coûts-avantages, où le coût lié au fait d’enfreindre la Loi est compensé par l’avantage de fournir rapidement l’information, sinon à toute la population, du moins aux personnes qui peuvent parler la langue officielle la plus utilisée par l’institution en question. La logique de l’analyse coûts-avantages n’est bien sûr guère réconfortante pour les locutrices et les locuteurs de l’autre langue officielle. Non seulement reçoivent-ils des informations importantes après un certain délai, mais voient-ils leur confiance dans leur gouvernement ébranlée après que les institutions chargées de les protéger ont fait fi de leurs droits linguistiques, de leur sentiment de sécurité et de leurs besoins en matière de communication.

    Bien entendu, je ne conteste pas la nécessité d’agir rapidement en cas d’urgence. Un retard dans les communications pendant une urgence peut avoir des conséquences néfastes, voire fatales. C’est pourquoi le gouvernement fédéral doit s’efforcer de lever les obstacles qui pourraient retarder les communications rapides avec le public dans les deux langues officielles. Si la traduction entraîne des retards, les institutions fédérales devraient alors envisager des procédures de traduction plus rapides et plus agiles – par exemple, en établissant des communications plus solides entre les traductrices et les traducteurs et les autres membres de l’organisation, en préparant des outils normalisés tels que des modèles et des banques de données de vocabulaire, ou en incluant des traductrices et des traducteurs dans des équipes d’intervention d’urgence spécialisées.

    Ensuite, il n’en reste pas moins qu’un grand nombre d’institutions fédérales et d’équipes ont tendance à fonctionner principalement dans une langue officielle, l’autre étant reléguée à un statut secondaire. Dans la plupart des cas, l’anglais est la langue de travail principale, le français étant traité comme une langue de traduction; l’inverse est vrai dans certaines institutions, généralement basées au Québec. En traitant l’une des langues officielles du Canada comme une langue de traduction, les institutions fédérales s’exposent à des retards de traduction. Il s’agit d’un enjeu très important auquel il faut remédier en adoptant des approches en matière de dotation, de culture du lieu de travail et de procédures d’urgence, qui augmentent la capacité bilingue et exploitent le pouvoir d’un personnel bilingue – par exemple, en corédigeant des informations dans deux langues simultanément.

    Enfin, une intervention d’urgence efficace dans les deux langues officielles repose sur du personnel fédéral dont les capacités à parler l’une ou les deux langues officielles sont conformes aux exigences de leur poste, comme l’exige l’article 91 de la Loi. Cette mesure, à son tour, exige de la part des gestionnaires des institutions fédérales de fixer de manière cohérente des niveaux de compétences minimums précis en matière de langues officielles et de faire respecter ces minimums lors de l’embauche de nouveaux et nouvelles fonctionnaires ou de l’attribution de rôles au sein de la fonction publique. J’ai constaté, à la suite d’un grand nombre de plaintes visant diverses institutions fédérales, que la mauvaise application de l’article 91 est répandue au sein du gouvernement fédéral et que pratiquement tous les manquements à l’article 91 découlent d’une sous-estimation, de la part des gestionnaires, du niveau de compétence bilingue requis pour le poste à doter ou de leur incapacité à établir la nécessité pour le titulaire d'être bilingue malgré les tâches et les fonctions liées au poste. Ainsi, cette tendance pourrait potentiellement faire en sorte qu’un grand nombre de fonctionnaires fédéraux, lorsqu’ils sont appelés à communiquer dans les deux langues officielles en situation d’urgence, se trouvent dans l’impossibilité de le faire. J’étudie actuellement les causes de ce problème ainsi que les solutions possibles.

    Le gouvernement fédéral dispose, en théorie, d’un certain nombre de ressources, matérielles et immatérielles, sur lesquelles il compte pour assurer son bon fonctionnement dans les deux langues officielles du Canada. Ces ressources comprennent des équipes qui parlent le français et l’anglais, des équipes de traductrices et de traducteurs et d’interprètes dévoués, des mesures incitatives qui devraient encourager une culture favorisant la dualité linguistique en milieu de travail, ainsi que des politiques et des procédures qui précisent quand et comment garantir des communications et des services bilingues. Dans des conditions optimales, l’ensemble de ces ressources permettent à des millions de personnes faisant partie de la population canadienne d’interagir de manière productive avec leur gouvernement en français et en anglais. Cependant, si les institutions fédérales ne s’acquittent de leurs obligations en matière de langues officielles qu’à un niveau informel, si elles n’ont pas l’agilité nécessaire pour adapter leurs pratiques en matière de langues officielles à une situation qui évolue rapidement et si la dotation et la culture du milieu de travail ne garantissent pas des équipes de fonctionnaires capables d’utiliser les deux langues officielles et prêtes à le faire, le système peut s’effondrer sous le stress. Le bilinguisme institutionnel est nécessaire, mais afin de répondre aux besoins de communication et de services des francophones et des anglophones, il faut s’assurer de son fonctionnement en cas d’urgence; pour cela, le bilinguisme du gouvernement fédéral doit être construit pour résister à tous les chocs.

    Chapitre 6 :
    Vision du commissaire

    Les langues officielles demeurent un élément central du contrat social qui unit l’ensemble de la population canadienne, et leur non-respect lors de situations d’urgence met à risque la santé et la sécurité de toute la société canadienne. Les situations problématiques du passé et du présent révèlent les difficultés de plusieurs institutions fédérales à respecter leurs obligations linguistiques, et ce, malgré la disponibilité d’outils et d’instruments de gouvernance en matière de langues officielles. L’ensemble de ces outils ne semblent pas adaptés aux situations d’urgence. Il faut, de façon impérative, que les institutions fédérales se dotent de mécanismes, de procédures internes et d’outils de travail en matière de communications et de langues officielles pour réduire la probabilité et le potentiel d’incidents qui portent atteinte à la Loi et qui peuvent avoir de lourdes conséquences sociétales.

    Afin d’assurer la capacité bilingue des institutions fédérales et le respect de leurs obligations linguistiques en tout temps, il y aurait lieu de réviser les profils linguistiques avant la dotation en personnel, de réviser les processus de traduction et de changer la culture dans le milieu de travail pour privilégier un rendement efficace et adéquat dans les deux langues officielles. Des actions concrètes sont attendues et les dirigeantes et les dirigeants doivent donner l’exemple. Je ne saurai assez le répéter, les droits linguistiques doivent être respectés par les institutions fédérales lors des communications avec le public et lors de la prestation des services.

    J’ai reçu plusieurs plaintes et j’ai mené des consultations auprès du public canadien par l’entremise du questionnaire du Commissariat et le message entendu est clair. Le public s’attend à mieux de la part de ses leaders du point de vue des communications dans les deux langues officielles lors de situations d’urgence et ne fait pas de distinction entre les différents ordres de gouvernement en la matière. Cela étant dit, en plus d’avoir un rôle consistant à faire la promotion de la dualité linguistique et du bilinguisme partout au pays, j’ai aussi le rôle de protéger les droits linguistiques de tous les membres de la population canadienne. Le présent chapitre explique mes recommandations, à titre d’ombudsman des langues officielles du Canada, des mesures que les institutions fédérales pourront prendre pour satisfaire à leurs obligations en vertu de la Loi et répondre aux attentes du public canadien.

    Recommandation 1

    Les institutions fédérales ont des obligations claires en vertu des parties IV et V de la Loi sur les langues officielles et doivent communiquer dans les deux langues officielles avec les membres de leur personnel dans les régions désignées bilingues aux fins de la langue de travail et avec le public dans les régions où la demande pour des services dans l’une ou l’autre langue officielle est importante. Le Commissariat aux langues officielles a constaté que lors des situations d’urgence ou de crise, beaucoup d’institutions fédérales choisissent de diffuser une réponse immédiatement dans une langue officielle seulement parce que le processus de traduction est jugé trop long. Procéder ainsi augmente les risques pour les membres du public et les membres du personnel qui ne parlent pas la langue officielle de la majorité linguistique.

    Par conséquent, je recommande que le Bureau de la traduction et les institutions fédérales élaborent et mettent en œuvre un plan d’action afin de s’assurer que les outils et les structures pour faciliter la rédaction et la diffusion simultanée de communications d’urgence de qualité égale dans les deux langues officielles sont en place. Cela pourrait comprendre la mise sur pied d’un service de traduction accéléré pour les situations d’urgence ou de crise.

    Autodiagnostic, ajustement et optimisation : l’intégration des langues officielles au fonctionnement de l’appareil fédéral

    Je suis préoccupé par les situations problématiques examinées, qui démontrent un non-respect des obligations linguistiques du gouvernement fédéral lors des communications avec le public et avec les fonctionnaires fédéraux dans sa réaction à des situations d’urgence. Je constate de sérieuses lacunes en ce qui concerne les processus et les structures au sein des institutions fédérales, ce qui entraîne de grands défis de communication en temps opportun et de qualité égale dans les deux langues officielles. Des décisions sont prises individuellement par les institutions fédérales, qui décident de gérer le risque de communiquer dans une seule langue officielle plutôt que de respecter le droit du public de recevoir des communications dans la langue officielle de son choix. Nos enquêtes et les résultats validés d’autodiagnostics au cours de la première année du Modèle de maturité des langues officielles indiquent une prise en compte surtout informelle des langues officielles. Je suis inquiet d’observer qu’autant dans le fonctionnement quotidien qu’en situation d’urgence, les institutions fédérales n’ont pas d’approche formelle globale en matière de communication définissant explicitement les moyens à prendre pour répondre aux obligations en matière de langues officielles.

    Recommandation 2

    Les institutions fédérales se voient confier des responsabilités claires en ce qui concerne le respect des obligations en matière de langues officielles. Les administratrices générales et les administrateurs généraux sont responsables de s’assurer que les communications sont intégrées à la planification d’urgence et à la gestion des situations de crise de leur institution et que les renseignements sont opportuns, clairs, factuels et disponibles en français et en anglais. Les chefs des communications sont responsables de s’assurer que les activités et les produits de communication sont clairs, exacts, actuels et accessibles en français et en anglais.

    La Loi sur les langues officielles précise les responsabilités accordées au Conseil du Trésor du Canada pour surveiller les institutions fédérales en ce qui concerne leur conformité à ses instruments de politique et pour évaluer l’efficacité des politiques et des programmes des institutions fédérales en matière de langues officielles du Canada.

    Par conséquent, je recommande que le Conseil du Trésor du Canada, avec l’apport des administratrices générales et des administrateurs généraux ainsi que des chefs des communications, mette en œuvre une stratégie, dans les 18 mois suivant la date du présent rapport, afin de s’assurer que :

    • les plans et procédures formels de communication en vue d’éventuelles situations d’urgence ou de crise de chaque institution fédérale sont révisés;
    • le cas échéant, les plans et procédures formels sont modifiés pour comprendre des directives claires pour s’assurer que, lors de situations d’urgence ou de crise, les communications sont effectuées dans les deux langues officielles simultanément et sont de qualité égale;
    • tous les membres de la direction et les fonctionnaires concernés par les communications lors de situation d’urgence ou de crise sont formés pour pouvoir appliquer les plans et directives quant aux communications d’urgence dans les deux langues officielles;
    • l’efficacité de la mise en œuvre des mesures prises par les institutions fédérales pour répondre à cette recommandation est évaluée.

    La Politique sur les communications et l’image de marque remet directement l’obligation de « [f]ournir des renseignements dans les deux langues officielles en conformité avec les sections pertinentes de la Loi sur les langues officielles39 » aux administratrices générales et aux administrateurs généraux, qui ont la responsabilité de s’assurer que leur ministère « [f]acilite les communications avec le public au sujet des politiques, des programmes, des services et des initiatives…40 ». Encore plus, les administratrices générales et les administrateurs généraux ont la responsabilité d’« [i]ntégrer les communications à la planification d’urgence et à la gestion des situations de crise de leur ministère41 ». Ensuite, la Directive sur la gestion des communications vise les communications du gouvernement du Canada et ne laisse place à aucun doute : les chefs des communications sont responsables de la préparation en amont aux situations d’urgence ou de crise et doivent s’assurer que leurs produits et activités sont disponibles dans les deux langues officielles42. Il y aurait alors lieu que le Conseil du Trésor du Canada, en raison de son rôle d’évaluateur de l’efficacité, assure la conformité des institutions fédérales à la Politique sur les communications et l’image de marque et à la Directive qui en découle.

    Le Modèle de maturité des langues officielles est un outil du Commissariat qui a été conçu pour épauler les institutions fédérales dans la mise en place de structures et processus organisationnels qui intègrent les langues officielles, veillant ainsi au respect des obligations linguistiques. Le Modèle de maturité peut être utilisé comme cadre de référence. Lorsqu’il est utilisé par les institutions lors d’un autodiagnostic objectif et rigoureux, le Modèle de maturité des langues officielles aide à mieux cerner les forces et faiblesses sur le plan des langues officielles, permettant ainsi de cibler les secteurs d’activités à améliorer. L’approche prévoit l’établissement d’un plan d’action permettant de définir concrètement les mesures que les institutions fédérales devront prendre pour augmenter leur niveau de maturité et mieux répondre à leurs obligations linguistiques. Le souhait est d’inciter la mise en place de mécanismes pour garantir que les outils et procédures sont utilisés systématiquement et ensuite d’établir des mécanismes d’évaluation pour vérifier l’efficacité de ces outils et procédures autant dans le fonctionnement quotidien que dans les situations d’urgence.

    À titre de champion des langues officielles au sein de mon organisation, je peux témoigner que l’exercice [du Modèle de maturité des langues officielles] nous a permis de prendre connaissance de nos forces et faiblesses en matière de langues officielles. Il s’agit d’un outil qui sera utile pour permettre aux ministères de progresser dans leurs efforts et qui permettra ultimement d’offrir davantage de services bilingues, et ce, partout au pays43.

    Stéphane Lagacé, champion des langues officielles à l’Agence de promotion économique du Canada atlantique

    Je suis persuadé que le Modèle de maturité des langues officielles est une piste de solution pour aider les institutions fédérales à progresser en matière de langues officielles. Il permet de développer une agilité et une flexibilité afin d’être en mesure de mieux respecter les obligations linguistiques en tout temps. La mise en place de mécanismes, processus et procédures qui aideront les institutions fédérales à répondre à leurs obligations en matière de langues officielles doit toutefois passer par leur engagement concret. Sans cet engagement, je crains de voir une continuation des situations de négligence. Le désir d’agir doit venir de l’appareil gouvernemental. Avec de bonnes structures en place et des dirigeantes et des dirigeants qui font preuve de leadership en la matière, les actions s’intègrent et deviennent la normalité.

    Occasions à saisir

    L’enjeu de la santé et de la sécurité publiques est complexe dans notre système canadien. Alors que les gouvernements fédéral, provinciaux, territoriaux et municipaux s’apprêtent à tirer des leçons de la pandémie actuelle de COVID-19 pour faire face à la prochaine crise, ils se doivent d’aborder l’enjeu en lien avec l’usage des deux langues officielles lors de situations d’urgence.

    Après plus de six mois d’élaboration et de mise en œuvre de mesures pour faire face à la pandémie de COVID-19, les responsables des politiques de tous les ordres d’administration devraient être bien avancés dans la révision de leurs plans de gestion des urgences et devraient commencer à réfléchir à la révision de leurs plans de continuité des activités. L’application de mesures pour favoriser une approche coordonnée et une structure plus uniforme de gestion des urgences est présentée comme étant celle préconisée par le gouvernement fédéral44. Celui-ci pourrait alors prendre sur soi un rôle de chef de file en assumant sa responsabilité envers la santé et la sécurité de toute la population canadienne en cherchant à travailler avec les différents ordres de gouvernement pour prévoir des mesures adaptées afin de limiter les risques à l’égard du bien-être de tous les membres de la population, de favoriser une large compréhension des consignes de santé publique et d’engager la conformité du public canadien.

    Recommandation 3

    Dans le questionnaire du Commissariat aux langues officielles, la population canadienne a clairement indiqué qu’elle s’attend à des communications provenant des dirigeantes et des dirigeants de tous les ordres de gouvernement lors de situations d’urgence ou de crise où des vies pourraient être en danger et qu’elle a besoin de comprendre ces communications.

    Le gouvernement fédéral dispose d’une grande expertise en matière de langues officielles et il est important d’en tirer parti pour servir tous les membres de la population canadienne. Par conséquent, je recommande que le Bureau du Conseil privé et Sécurité publique Canada, en consultation avec Patrimoine canadien, dans l’année suivant la date du présent rapport, élabore une stratégie pour encourager et appuyer les différents ordres de gouvernement ainsi que collaborer avec ces derniers en vue d’intégrer les deux langues officielles dans les communications lors de situations d’urgence ou de crise.

    En raison de mon rôle d’ombudsman des langues officielles, je sonne l’alarme au sujet du non-respect des obligations linguistiques des institutions fédérales en situation d’urgence et j’incite les leaders à faire l’examen approfondi nécessaire de leurs responsabilités en matière de langues officielles. La population canadienne vit au quotidien en utilisant la ou les langues officielles de son choix. Inclure nos deux langues officielles dans les procédures et processus courants devrait être naturel et se trouver par défaut dans les préparatifs de gestion des urgences.

    Fait intéressant, une sociolinguiste de la Macquarie University à Sydney, en Australie, rapportait que lorsque l’épidémie de COVID-19 s’est déclenchée dans la province chinoise de Hubei, les équipes d’aide médicale étaient mal préparées pour répondre aux besoins sur le terrain, car la langue chinoise standard et les dialectes locaux sont incompréhensibles entre eux. L’idéologie monolingue a vite été abandonnée et en 48 heures, une équipe de linguistes de l’Université de langue et de culture de Pékin a créé un guide et des documents audio dans le dialecte de Wuhan et un manuel de communication pour les médecins et patients. Depuis, les besoins des populations linguistiquement diverses semblent avoir été pris en compte pour la conception d’un plan de préparation, de réponse et de rétablissement en cas d’urgence45. Une telle approche peut faire toute la différence pour assurer la coexistence et la sécurité de différentes communautés lors de situations d’urgence.

    Voilà un exemple de pratiques exemplaires connu à l’international. Les démarches multilinguistiques qui ont fait leurs preuves ailleurs sont à portée de main et ce serait tout à l’avantage du gouvernement du Canada de les recenser pour s’en inspirer et poursuivre les efforts de sensibilisation en prévision des prochaines situations d’urgence.

    Ainsi, le gouvernement du Canada a tout à gagner en joignant davantage de citoyennes et de citoyens lors de situations d’urgence. Cela passe aussi par une prise en compte des deux langues officielles et de leur intégration directement dans ses plans de gestion des urgences et ses plans de continuité des opérations. J’espère que le leadership provincial et territorial et municipal saura entendre les appels des citoyennes et des citoyens en matière de renseignements indispensables dans la langue officielle de leur choix lors de situations d’urgence. Après tout, la population canadienne ne demande pas plus que de se rallier à l’ensemble de la société en se conformant aux mesures qui assureront sa santé et sa sécurité et celles de toutes et tous lors de situations d’urgence.

    Recommandations

    Recommandation 1

    Les institutions fédérales ont des obligations claires en vertu des parties IV et V de la Loi sur les langues officielles et doivent communiquer dans les deux langues officielles avec les membres de leur personnel dans les régions désignées bilingues aux fins de la langue de travail et avec le public dans les régions où la demande pour des services dans l’une ou l’autre langue officielle est importante. Le Commissariat aux langues officielles a constaté que lors des situations d’urgence ou de crise, beaucoup d’institutions fédérales choisissent de diffuser une réponse immédiatement dans une langue officielle seulement parce que le processus de traduction est jugé trop long. Procéder ainsi augmente les risques pour les membres du public et les membres du personnel qui ne parlent pas la langue officielle de la majorité linguistique.

    Par conséquent, je recommande que le Bureau de la traduction et les institutions fédérales élaborent et mettent en œuvre un plan d’action afin de s’assurer que les outils et les structures pour faciliter la rédaction et la diffusion simultanée de communications d’urgence de qualité égale dans les deux langues officielles sont en place. Cela pourrait comprendre la mise sur pied d’un service de traduction accéléré pour les situations d’urgence ou de crise.

    Recommandation 2

    Les institutions fédérales se voient confier des responsabilités claires en ce qui concerne le respect des obligations en matière de langues officielles. Les administratrices générales et les administrateurs généraux sont responsables de s’assurer que les communications sont intégrées à la planification d’urgence et à la gestion des situations de crise de leur institution et que les renseignements sont opportuns, clairs, factuels et disponibles en français et en anglais. Les chefs des communications sont responsables de s’assurer que les activités et les produits de communication sont clairs, exacts, actuels et accessibles en français et en anglais.

    La Loi sur les langues officielles précise les responsabilités accordées au Conseil du Trésor du Canada pour surveiller les institutions fédérales en ce qui concerne leur conformité à ses instruments de politique et pour évaluer l’efficacité des politiques et des programmes des institutions fédérales en matière de langues officielles du Canada.

    Par conséquent, je recommande que le Conseil du Trésor du Canada, avec l’apport des administratrices générales et des administrateurs généraux ainsi que des chefs des communications, mette en œuvre une stratégie, dans les 18 mois suivant la date du présent rapport, afin de s’assurer que :

    • les plans et procédures formels de communication en vue d’éventuelles situations d’urgence ou de crise de chaque institution fédérale sont révisés;
    • le cas échéant, les plans et procédures formels sont modifiés pour comprendre des directives claires pour s’assurer que, lors de situations d’urgence ou de crise, les communications sont effectuées dans les deux langues officielles simultanément et sont de qualité égale;
    • tous les membres de la direction et les fonctionnaires concernés par les communications lors de situation d’urgence ou de crise sont formés pour pouvoir appliquer les plans et directives quant aux communications d’urgence dans les deux langues officielles;
    • l’efficacité de la mise en œuvre des mesures prises par les institutions fédérales pour répondre à cette recommandation est évaluée.

    Recommandation 3

    Dans le questionnaire du Commissariat aux langues officielles, la population canadienne a clairement indiqué qu’elle s’attend à des communications provenant des dirigeantes et des dirigeants de tous les ordres de gouvernement lors de situations d’urgence ou de crise où des vies pourraient être en danger et qu’elle a besoin de comprendre ces communications.

    Le gouvernement fédéral dispose d’une grande expertise en matière de langues officielles et il est important d’en tirer parti pour servir tous les membres de la population canadienne. Par conséquent, je recommande que le Bureau du Conseil privé et Sécurité publique Canada, en consultation avec Patrimoine canadien, dans l’année suivant la date du présent rapport, élabore une stratégie pour encourager et appuyer les différents ordres de gouvernement ainsi que collaborer avec ces derniers en vue d’intégrer les deux langues officielles dans les communications lors de situations d’urgence ou de crise.