Protéger les droits linguistiques : Bilan des interventions du commissaire devant les tribunaux 2006-2016

Avant-propos

Peu de temps après ma nomination à titre de commissaire aux langues officielles, j’ai été invité à me prononcer sur le rôle que les tribunaux ont joué dans l’évolution du régime des droits linguistiques au Canada.

J’ai notamment rappelé que notre régime de droits linguistiques repose sur le droit d’apprendre dans la langue de la minorité et sur celui d’utiliser la langue officielle de son choix, deux droits dont la nature et la portée sont le résultat d’un dialogue continu et complexe auquel participent les tribunaux, le Parlement du Canada, les assemblées législatives provinciales et territoriales et les autres ordres de gouvernement1. Ce dialogue sur l’interprétation et la mise en œuvre des droits linguistiques est à son tour alimenté par de nombreux acteurs, dont les citoyens, les communautés de langue officielle2 et les associations qui les représentent, sans oublier les ombudsmans linguistiques.

Pendant mon mandat, j’ai contribué à ce dialogue en participant dans des causes linguistiques chaque fois que cela s’imposait. À titre de commissaire aux langues officielles, j’ai non seulement la possibilité de prendre part, à titre d’intervenant, aux causes linguistiques dont les tribunaux sont saisis en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés ou de la Loi sur les langues officielles, mais j’ai aussi le pouvoir d’exercer moi-même un recours judiciaire pour faire respecter les droits linguistiques garantis par la Loi. En fait, de 2006 à 2016, j’ai agi comme partie principale ou intervenant dans 23 causes, dont neuf devant la Cour suprême du Canada.

Comme l’illustre ce rapport, les interventions judiciaires du Commissariat aux langues officielles peuvent avoir des répercussions importantes sur les communautés de langue officielle et l’ensemble des Canadiens. Traditionnellement vues comme un dernier recours, de telles interventions sont souvent essentielles pour définir et défendre les droits linguistiques.

À titre d’exemple, dans l’affaire DesRochers, à laquelle j’ai participé à titre de co-appelant, la Cour suprême du Canada a établi la définition du droit de recevoir des services fédéraux de qualité égale dans les deux langues officielles. La Cour a aussi précisé, dans cette affaire, que les institutions fédérales doivent tenir compte, dans certaines circonstances, des besoins des communautés de langue officielle dans la prestation de leurs services.

Parmi les causes relatives à l’article 23 de la Charte dans lesquelles je suis intervenu, celle opposant l’Association des parents de l’école Rose-des-vents au ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique a permis à la Cour suprême du Canada de rappeler que l’expérience éducative des enfants de titulaires des droits garantis par l’article 23 doit être de qualité réellement semblable à l’expérience éducative des élèves de la majorité linguistique3. Elle a également formulé des messages importants sur l’incidence de l’inaction des gouvernements tout en rappelant que « lorsqu’un ministère provincial de l’éducation et un conseil scolaire de la minorité linguistique ne s’entendent pas sur la meilleure façon d’assurer le respect des exigences de [l’article] 23, ils doivent tenter, dans la mesure du possible, de régler eux-mêmes le différend4 »

Il est certes préférable que les parties à un conflit tentent de le régler en dehors des salles d’audience. En effet, comme l’a fait remarquer la Cour suprême, l’approche judiciaire impose un lourd fardeau aux personnes et aux communautés de langue officielle puisque, souvent, le dénouement des procédures n’est connu que bien des années plus tard.

Le sénateur Serge Joyal a déjà déclaré que personne ne devrait être considéré comme un héros pour avoir défendu ses droits5. Voilà pourquoi les droits linguistiques sont au cœur de la Charte et que les gouvernements ne peuvent se servir de la disposition dérogatoire pour les abroger : les citoyens n’ont pas à faire figure de héros pour faire respecter leurs droits constitutionnels.

Je tiens donc à remercier tous les Canadiens qui ont été contraints d’entreprendre des recours pour défendre leurs droits linguistiques et ceux des communautés de langue officielle. Ces personnes qui, trop souvent, demeurent dans l’ombre ont grandement influencé l’évolution du régime linguistique canadien.

J’invite du même souffle le gouvernement du Canada, le Parlement canadien, les institutions fédérales et les gouvernements provinciaux et territoriaux à prendre les moyens nécessaires pour assurer le plein respect et la pleine reconnaissance des droits linguistiques garantis par la Charte et la Loi, et pour faire en sorte que les communautés de langue officielle et toute personne soucieuse de la défense des droits linguistiques aient de moins en moins à recourir aux tribunaux pour faire respecter leurs droits.

Pour arriver à cet objectif, il est essentiel que le dialogue amorcé depuis plusieurs décennies entre les pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif se poursuive avec énergie et ouverture, et que les citoyens et les communautés de langue officielle soient invités à y participer.

Je n’ai aucun doute que la personne qui me succédera veillera notamment à enrichir cette conversation grâce à l’utilisation judicieuse qu’il fera de son pouvoir d’intervention judiciaire, et au partage généreux qu’il fera de son expertise avec les individus et les communautés de langue officielle désireux de faire valoir leurs droits devant les tribunaux.

Graham Fraser
Commissaire aux langues officielles

[L]es violations de droits quasi constitutionnels établis par la preuve exigent l’ouverture d’un “dialogue” entre les organes judiciaire et exécutif, le tribunal relevant certains éléments de solution tout en accordant à l’exécutif la souplesse nécessaire pour élaborer des solutions appropriées6.

Introduction

Au fil des ans, les tribunaux ont contribué au dialogue canadien sur les droits linguistiques en rendant des décisions qui ont eu une incidence profonde sur l’épanouissement des communautés de langue officielle et sur la place qu’occupent le français et l’anglais dans notre société.

Ainsi, dans l’arrêt Beaulac7, la Cour suprême du Canada a adopté une interprétation large et libérale des droits linguistiques et rappelé que ces derniers ne peuvent être exercés que « si les moyens en sont fournis ». Par ailleurs, dans l’affaire DesRochers8, la Cour précisait que le principe d’égalité réelle du français et de l’anglais exige que les services offerts par les institutions fédérales tiennent compte, dans certains cas et en fonction de la nature de ces services, des besoins spécifiques de chaque communauté de langue officielle.

Divers facteurs expliquent que les causes Beaulac, DesRochers et bien d’autres se soient retrouvées devant les tribunaux :

  • Avec l’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés9, les tribunaux sont devenus les gardiens des droits constitutionnels des citoyens et des minorités et ils ont été investis de vastes pouvoirs réparateurs qu’ils peuvent exercer lorsque les gouvernements et les institutions publiques manquent à leurs obligations.
  • Le Programme de contestation judiciaire du Canada et le Programme d’appui aux droits linguistiques ont permis aux citoyens et aux communautés de langue officielle de recevoir l’appui financier du gouvernement fédéral pour défendre devant les tribunaux les droits linguistiques garantis par la Charte.
  • En 1988, la plupart des obligations prévues dans la Loi sur les langues officielles (notamment celles relatives à la langue des services offerts au public) sont devenues exécutoires. Les plaignants ont alors obtenu le droit de saisir les tribunaux des situations où ils jugeaient que les institutions fédérales n’avaient pas respecté les obligations prévues dans la Loi10.

La participation du commissaire aux langues officielles du Canada à divers recours judiciaires a aussi contribué à l’établissement d’une riche jurisprudence en matière de droit linguistique sur laquelle les individus et les communautés de langue officielle peuvent s’appuyer pour revendiquer les droits garantis par la Charte et la Loi. Depuis 1988, il arrive en effet que le commissaire aux langues officielles, à titre d’ombudsman et de protecteur des droits linguistiques, agisse devant les tribunaux comme partie principale ou comme intervenant, lorsque les institutions fédérales ne donnent pas adéquatement suite à ses enquêtes et recommandations, ou qu’une affaire soulève des questions juridiques qui ont une incidence importante sur l’interprétation et l’exercice des droits linguistiques.

Ce rapport vise à renseigner le public, les institutions fédérales et le Parlement sur la manière dont le commissaire aux langues officielles a exercé ses pouvoirs par le passé. Il décrit les facteurs qui peuvent inciter le commissaire à entreprendre un recours ou à y participer à titre d’intervenant, ainsi que les effets profonds et durables que peut avoir sa participation au processus judiciaire.

Le rapport contient également, à l’intention du gouvernement du Canada, des parlementaires et des institutions fédérales, des constats qui devraient être pris en considération pour favoriser un meilleur dialogue sur la question des droits linguistiques et, en fin de compte, renforcer la dualité linguistique au pays.

01 Les commissaires devant les tribunaux : 1983-2006

Quatre événements clés dans l’histoire de la Loi sur les langues officielles

  • 1969 - Adoption de la première Loi sur les langues officielles
  • 1982 - Adoption de la Charte canadienne des droits et libertés
  • 1988 - Adoption de la nouvelle Loi sur les langues officielles
  • 2005 - Adoption de modifications à la Loi sur les langues officielles

La Loi sur les langues officielles devient exécutoire

Adoptée en 1969, la première Loi sur les langues officielles crée le poste de commissaire aux langues officielles, dont le rôle d’ombudsman consiste surtout à mener des enquêtes sur les plaintes reçues d’individus ou de communautés de langue officielle et à faire des recommandations aux institutions fédérales qui ne respectent pas leurs obligations linguistiques. La Loi de 1969 ne donne ni aux plaignants ni au commissaire le pouvoir de déposer un recours judiciaire pour forcer une institution à respecter les droits linguistiques du public.

Dès la première moitié des années 1980, le commissaire commence à intervenir dans les causes relatives à la Charte canadienne des droits et libertés. Il faut cependant attendre 1988 pour que le Parlement du Canada renforce la Loi en la rendant exécutoire11. Comme l’a relevé le feu sénateur franco-ontarien Jean-Robert Gauthier, grâce à la partie X de la nouvelle Loi, si des personnes ou des groupes « pensent que leurs droits [linguistiques] ont été brimés, lésés, ils auront droit à un recours judiciaire, c’est-à-dire, à se faire entendre devant un tribunal et chercher la réparation. Cela c’est entièrement nouveau comme concept […]12 ».

La partie X prévoit aussi que le commissaire aux langues officielles puisse lui-même exercer un recours judiciaire avec le consentement du plaignant, comparaître en cour pour le compte du plaignant et intervenir à un recours déjà engagé par un plaignant. Le ministre de la Justice et procureur général du Canada à l’époque, l’honorable Ray Hnatyshyn, explique alors que cette démarche ne vise évidemment pas à rendre « obligatoire le recours devant les tribunaux […]. » Elle donne cependant « au commissaire et aux plaignants des droits au cas où l’on n’en arriverait pas à une solution satisfaisante après un délai raisonnable ou si le commissaire estime qu’une question importante doit faire l’objet d’une interprétation des tribunaux.13 »

Depuis 1988, le commissaire aux langues officielles peut également invoquer la Loi afin d’intervenir dans toute cause relative au statut ou à l’usage du français ou de l’anglais. En effet, le paragraphe 78(3) de la nouvelle Loi confère explicitement au commissaire le pouvoir de demander l’autorisation d’intervenir dans toute cause relative au statut ou à l’usage du français ou de l’anglais, ce qui lui permet d'intervenir dans les instances portant sur les droits linguistiques garantis par la Charte, de même que dans des recours entrepris contre des gouvernements provinciaux ou territoriaux14.

Quand un recours en vertu de la partie X peut-il être exercé?

Le paragraphe 77(1) de la Loi sur les langues officielles établit que certaines conditions doivent être réunies pour qu’un recours juridique puisse être déposé : (1) le demandeur doit avoir déposé une plainte auprès du Commissariat aux langues officielles; et (2) la plainte doit viser une obligation ou un droit prévus aux articles 4 à 7, 10 à 13 ou 91 de la Loi, ou aux parties IV (Communications avec le public et prestation des services), V (Langue de travail) ou VII (Promotion du français et de l’anglais) de celle-ci. Les délais prévus au paragraphe 77(2) doivent aussi être respectés.15

Les pouvoirs du commissaire devant les tribunaux : Un outil indispensable à l’égard de ses autres pouvoirs

Le commissaire a divers outils à sa disposition, comme le processus d’enquête formel et le processus de résolution facilité des plaintes. Il a aussi un mandat d’éducation qui vise à aider les institutions relevant de sa compétence à comprendre leurs obligations aux termes de la Loi sur les langues officielles. Mais c’est parce que le commissaire peut intervenir devant les tribunaux en dernier recours que ces différents outils sont utiles. Sans cette possibilité, je crains que les autres pouvoirs du commissaire soient dépourvus d’intérêt pratique 16 [traduction].

(Stephen Thompson, directeur de la politique stratégique, de la recherche et des affaires publiques, Quebec Community Groups Network)

Quelques causes marquantes

De 1983 à 2006, tous les prédécesseurs du commissaire Fraser ont participé à des recours judiciaires portant sur les droits linguistiques en matière d’éducation garantis par la Charte. Ces recours ont donné lieu à des jugements importants qui ont permis aux tribunaux et à la Cour suprême du Canada de définir la portée des droits linguistiques et de préciser les obligations des gouvernements eu égard à leur mise en œuvre.

De même, le droit de recours prévu à la partie X de la Loi a donné lieu à de nombreuses instances judiciaires, certaines introduites par des plaignants et d’autres par les différents commissaires aux langues officielles qui se sont succédé de 1983 à 2006. Cette jurisprudence a servi à clarifier la portée et la nature des droits et des obligations prévus par la Loi.

En 1983, le commissaire Maxwell Yalden intervient dans la cause Reference re Education Act of Ontario and Minority Language Education Rights pour faire valoir que cette loi viole le droit de gestion et de contrôle que les parents appartenant à la communauté franco-ontarienne doivent avoir sur les établissements d’enseignement de langue française. En 1984, la Cour d’appel de l’Ontario valide le point de vue des parents et du commissaire et décrit les rôles respectifs des pouvoirs judiciaire et législatif en matière de protection des droits linguistiques des Canadiens :

L’appareil judiciaire n’est pas l’unique gardien des droits constitutionnels des Canadiens. Le Parlement et les assemblées législatives provinciales sont également chargés de s’assurer que les droits conférés par la Charte sont respectés. Les mesures législatives dans le domaine complexe et important de l’éducation sont de beaucoup préférables à une intervention judiciaire. Les droits linguistiques des communautés de langue officielle en situation minoritaire doivent être établis par des dispositions législatives générales garantissant à tous un traitement équitable et juste plutôt que par la voie judiciaire.17 [traduction]

En 1986, le commissaire D’Iberville Fortier intervient à son tour devant la Cour d’appel de l’Alberta, puis devant la Cour suprême du Canada, dans la cause Mahé c Alberta. Cette affaire porte sur le niveau de gestion et de contrôle que les parents appartenant à la communauté franco-albertaine doivent avoir sur les écoles de langue française de cette province. En 1990, la Cour suprême rappelle l’objet réparateur de l’article 23 de la Charte tout en précisant que toutes les dispositions portant sur les droits linguistiques, notamment celles qui touchent les droits à l’instruction dans la langue de la minorité, visent à maintenir les deux langues officielles du Canada et les cultures qu’elles représentent. Aujourd’hui encore, ce jugement est cité abondamment dans les recours relatifs aux droits linguistiques.

Rééquilibrer le rapport de force

La question des droits linguistiques est complexe, le fonctionnement des gouvernements l’est aussi. Le pouvoir judiciaire du commissaire aux langues officielles et ses interventions permettent d’équilibrer le rapport de force qui existe entre les citoyens qui veulent faire respecter leurs droits et les gouvernements auxquels la Loi sur les langues officielles, la Charte canadienne des droits et libertés et d’autres lois confèrent des obligations18.

(Rénald Rémillard, directeur général de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law inc.)

En 1990, le commissaire Fortier intente en Cour fédérale un recours contre Air Canada, dont les problèmes de conformité à la Loi sont récurrents. Le commissaire et le transporteur régleront finalement ce litige à l’amiable, un an plus tard.

En 1991, le commissaire Fortier retourne en Cour fédérale dans l’affaire Canada c Viola. Cette cause permettra d’établir que la Loi de 1988 « n’est pas une loi ordinaire. […] [E]lle fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi-constitutionnelles qui expriment “certains objectifs fondamentaux de notre société” et qui doivent être interprétées “de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui (les) sous-tendent”19 ». Ce principe sera plus tard cité dans plusieurs jugements relatifs à l’interprétation de la Loi.

Dans le cadre de son mandat, le commissaire Victor Goldbloom dépose, pour sa part, des recours judiciaires contre deux institutions fédérales qui rendent des services au public voyageur. En 1991, les plaintes dont VIA Rail Canada fait l’objet à l’intérieur du triangle Toronto-Ottawa-Montréal incitent le commissaire à intenter un recours contre le transporteur ferroviaire. Celui-ci prend des mesures vigoureuses pour corriger la situation, et le commissaire Goldbloom met donc fin aux procédures en 1998.

Au cours de la même période, en 1997, le commissaire Goldbloom dépose une demande de renvoi à la Cour fédérale pour obtenir des précisions sur les obligations linguistiques des transporteurs régionaux d’Air Canada. En 2000, avant que le tribunal ne rende une décision, le Parlement du Canada modifie l’article 10 de la Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada pour exiger que toutes les filiales du transporteur respectent la partie IV de la Loi, pour ce qui est des services aériens et des services connexes.

En 1999, le commissaire Goldbloom intervient dans la cause Arsenault-Cameron c Île-du-Prince-Édouard. Les appelants s’opposent au fait que le ministre de l’Éducation de cette province refuse de créer une école française à Summerside. En 2000, la Cour suprême du Canada clarifie les obligations précises des gouvernements et des conseils scolaires et définit les droits des parents. Elle explique notamment que les minorités de langue officielle doivent être « traitées différemment, si nécessaire, suivant leur situation et leurs besoins particuliers, afin de leur assurer un niveau d’éducation équivalent à celui de la majorité de langue officielle20 ». Ce jugement constitue une victoire importante pour toutes les minorités francophones et anglophones du pays, puisque la Cour y précise que le principe de l’égalité réelle s’applique également à la mise en œuvre des autres droits linguistiques garantis par la Charte et les régimes linguistiques fédéraux, provinciaux ou territoriaux.

En 2003, la commissaire Dyane Adam obtient le statut d’intervenante dans un recours entrepris par Michel Thibodeau contre Air Canada relativement à l’absence de service en français à bord d’un vol Montréal-Ottawa d’Air Ontario (une filiale d’Air Canada à l’époque). L’institution fédérale, qui est alors en voie d’être placée sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies et qui fait l’objet d’une restructuration, conteste le recours et prétend qu’elle est uniquement tenue de faire des efforts pour que ses filiales puissent offrir des services à leurs clients dans les deux langues officielles, et non pas d’atteindre ce résultat. Air Canada allègue également que la convention collective a préséance, dans ce cas-ci, sur la Loi sur les langues officielles.

En 2005, la Cour fédérale accueille la demande de M. Thibodeau contre Air Canada et conclut non seulement qu’Air Canada a une obligation de résultat, mais, aussi, qu’en cas d’incompatibilité entre la mise en œuvre d’une convention collective qui découle du Code canadien du travail et celle de la Loi sur les langues officielles, « la [Loi] l’emporte sur les dispositions de la convention collective21 ».

Air Canada porte ce jugement en appel devant la Cour d’appel fédérale. En 2007, sept ans après l’incident ayant donné lieu au recours, la Cour d’appel fédérale rejette l’appel d’Air Canada et, d’un ton critique, affirme qu’il s’agit « d’un appel à l’allure beaucoup plus oppressive que méritoire »22. Ce jugement constitue une victoire pour M. Thibodeau et l’ensemble du public voyageur, partout au pays, puisqu’il clarifie la nature et la portée des obligations d’Air Canada et de ses filiales.

En plus de participer à la cause Thibodeau c Air Canada, la commissaire Adam intervient en 2004 dans l’affaire opposant le Forum des maires de la Péninsule acadienne au gouvernement du Canada. Dans le rapport d’enquête faisant suite à la plainte, la commissaire concluait que l’Agence canadienne d’inspection des aliments avait pris des décisions qui ne respectaient pas pleinement les parties IV et VII de la Loi. Le litige entrepris par le Forum devant la Cour portait sur le caractère exécutoire ou non de la partie VII de la Loi. En 2004, la Cour d’appel fédérale rend dans cette cause un jugement qui apporte des précisions importantes sur la nature et la portée du droit de recours prévu à la partie X de la Loi. Elle conclut toutefois que la partie VII de la Loi « est déclaratoire d’un engagement », mais qu’elle « ne crée pas de droit ou d’obligation susceptible en ce moment d’être sanctionné par les tribunaux23 ». Selon la Cour, le débat sur le caractère exécutoire de la partie VII doit se dérouler devant le Parlement.

En 2005, la commissaire Adam intervient de façon marquante dans la cause opposant Edwidge Casimir au gouvernement du Québec. La Cour suprême doit alors se prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition de la Charte de la langue française qui impose, comme condition d’admission aux écoles publiques de langue anglaise, qu’un élève ait reçu « la majeure partie » de son enseignement en anglais. Tout en reconnaissant l’importance de ce critère, la commissaire Adam fait valoir qu’il ne permet pas, en raison de son application purement mathématique, de tenir compte des intérêts des enfants, de leur famille et de la communauté de langue anglaise.

La Cour suprême conclut que le critère de la « majeure partie » est constitutionnel dans la mesure où il est interprété de façon large et libérale, soit en tenant compte du cheminement global de l’enfant et de l’engagement qu’il démontre à vouloir réellement étudier dans la langue d’enseignement de la minorité. Cette cause a en fait permis au plus haut tribunal du pays de rappeler que le pouvoir dont disposent les gouvernements provinciaux et territoriaux pour assurer la mise en œuvre de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés doit être exercé en harmonie avec les objectifs réparateurs de cette disposition.

Un dialogue qui porte ses fruits

À la suite de la plainte et du recours du Forum des maires de la Péninsule acadienne ainsi que du jugement de la Cour d’appel fédérale, les efforts et la persévérance du feu sénateur Jean-Robert Gauthier pour faire modifier la Loi sur les langues officielles portent des fruits en 2005. Après trois projets de loi morts au feuilleton, le Parlement modifie enfin la Loi et donne à la partie VII un caractère exécutoire qui impose à l’ensemble des institutions fédérales l’obligation de prendre des mesures positives et qui confère aux tribunaux le pouvoir d’ordonner des réparations en cas de manquement à la partie VII.

02 Le commissaire Fraser devant les tribunaux

Une entrée en poste mouvementée

En septembre 2006, le ministère du Patrimoine canadien élimine le Programme de contestation judiciaire du Canada, qui avait pour objectif de soutenir financièrement les plaignants désireux de saisir les tribunaux de cas de non-respect des droits consentis par la Charte canadienne des droits et libertés. Par suite de cette décision, les Canadiens et les communautés de langue officielle ont moins facilement accès aux ressources financières dont ils ont besoin pour intervenir devant les tribunaux et y défendre leurs droits linguistiques.

Le commissaire Graham Fraser entre en fonction en octobre 2006, alors que la décision de Patrimoine canadien fait l’objet de plus d’une centaine de plaintes et d’une demande de contrôle judiciaire24 En effet, la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (la FCFA)24 demande à la Cour fédérale de rétablir le Programme de contestation judiciaire.

La demande de contrôle judiciaire de la FCFA est suspendue pendant que le commissaire enquête sur ce dossier, puis, en 2007, elle est transformée en recours judiciaire conformément à la partie X de la Loi sur les langues officielles. Le commissaire conclut, à la suite de son enquête, que Patrimoine canadien n’a pas respecté ses obligations en vertu de la partie VII de la Loi, et il obtient le statut d’intervenant devant la Cour fédérale. Ceci lui permet de participer au premier débat juridique portant sur l’interprétation des nouvelles obligations prévues à la partie VII de la Loi depuis l’adoption, en 2005, du projet de loi du sénateur Gauthier. À la veille du dépôt d’un jugement de la Cour, les parties en arrivent toutefois à un règlement à l’amiable, qui donnera naissance au nouveau Programme d’appui aux droits linguistiques.

De 2006 à 2008, le commissaire participe également comme intervenant à trois autres recours, soit un appel devant la Cour suprême du Canada25, un appel mettant en cause la Fédération franco-ténoise devant la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest26 et un appel interjeté par Air Canada dans le recours de Michel Thibodeau devant la Cour d’appel fédérale27.

Réflexion sur le rôle du commissaire devant les tribunaux

Cet enchaînement de recours au tout début du mandat du commissaire Fraser l’incite à réfléchir, avec l’ensemble des membres de son équipe, à la manière dont il devrait assumer son rôle devant les tribunaux. Au moins deux autres facteurs motivent cette réflexion.

D’abord, le plafonnement que le commissaire constate, dès son arrivée, relativement à la mise en œuvre par les institutions fédérales de la Loi appelle une revue en profondeur de l’ensemble des pouvoirs dont il dispose pour amener les institutions fédérales à mieux se conformer à la Loi. « En dépit de progrès réalisés ici et là ces dernières années, écrit-il dans son rapport annuel 2007-2008, la mise en œuvre de la Loi est toujours largement inachevée et souvent sujette à des reculs28 ».

Pierre Foucher, professeur de droit de l’Université d’Ottawa, est du même avis et souligne que même la menace de recours judiciaires ne semble plus donner les résultats attendus : « Dans les premières années après la mise en œuvre de la [Loi de 1988], il y a eu beaucoup de procès intentés et beaucoup de désistements. Serait-ce parce que le seul fait d’intenter le procès incitait les institutions fédérales à régler? Corollairement […] aujourd’hui […] les procès vont de l’avant et les jugements sont rendus. Est-ce un signe que les positions fédérales se sont durcies malgré le fait que la jurisprudence soit plus claire?29 »

De plus, les modifications apportées à la partie VII de la Loi relativement à la promotion du français et de l’anglais obligent depuis 2005 les institutions fédérales à prendre des mesures positives pour favoriser l’épanouissement des communautés francophones et anglophones et promouvoir la reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne. Mais à la fin des années 2000, l’incompréhension persiste « au sein de l’administration fédérale quant à la portée des obligations gouvernementales découlant de la nouvelle partie VII. La plupart des institutions fédérales en sont encore à se demander comment donner forme à ces obligations dans leur sphère d’intervention respective30 ». Le commissaire est d’avis qu’il importe d’assurer la participation des tribunaux au dialogue qui vient de s’amorcer sur la partie VII.

Cette réflexion culmine, en février 2010, avec la tenue à Ottawa d’une séance de discussion au cours de laquelle experts et praticiens se penchent sur le rôle que devrait jouer le Commissariat aux langues officielles devant les tribunaux. Le commissaire consulte aussi les représentants des communautés de langue officielle, dont la FCFA et le Quebec Community Groups Network, pour recueillir leur point de vue sur cette question importante.

Peu de temps après, le commissaire Fraser clarifie les principes qui guideront la façon dont il exercera son droit de participer au processus judiciaire.

Les nouveaux critères d’intervention

Pour décider s’il interviendra dans un recours déposé par un plaignant, le commissaire effectuera désormais une analyse stratégique de la situation, à la lumière des critères énumérés ci-dessous :

  1. Est-ce que le recours soulève des questions nouvelles sur le plan de l’interprétation des droits linguistiques?
  2. Est-ce que le recours soulève des questions procédurales ou préliminaires importantes qui ont trait à la juridiction ou aux pouvoirs de la Cour?31
  3. Est-ce que le jugement du tribunal est susceptible d’influer sur le mandat et les pouvoirs du commissaire?
  4. Dans quelle mesure la décision pourrait-elle créer un précédent qui influencerait les décisions futures des tribunaux?
  5. Quelle contribution additionnelle le commissaire pourrait-il apporter au débat à titre d’ombudsman linguistique du Canada?
  6. Quel effet la décision du tribunal pourrait-elle avoir sur les communautés de langue officielle?

D’autres facteurs peuvent influencer la décision de participer à une cause intentée en vertu de la Charte

Le commissaire aux langues officielles applique certains critères pour décider s’il interviendra dans les causes portant sur l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui établit les droits des Canadiens à recevoir une éducation dans la langue de la minorité. Cependant, il tient aussi compte de l’étape à laquelle une instance est rendue (il intervient généralement au stade de l’appel, notamment devant la Cour suprême du Canada).

Au-delà du symbole

« La présence du commissaire aux langues officielles dans une cause a une forte valeur symbolique, note Michel Doucet, professeur de droit à l’Université de Moncton et directeur de l’Observatoire international des droits linguistiques, mais elle aide aussi les plaignants de manière très concrète. Son expertise leur permet de présenter de meilleurs arguments et de monter un meilleur dossier. Dans un contexte de rareté de ressources, son soutien est précieux!32 »

Pour décider s’il intentera lui-même un recours judiciaire, le commissaire évalue si tous les autres pouvoirs dont il dispose pour amener une institution fédérale à se conformer à ses obligations linguistiques ont été épuisés. Ainsi, dans le cadre du suivi d’une enquête, le commissaire détermine si l’institution fédérale visée par la plainte a pris des mesures appropriées pour mettre en œuvre ses recommandations. Dans la négative, le commissaire dispose d’un délai de 60 jours pour déposer un recours judiciaire. Il peut aussi décider qu’un rapport au gouverneur en conseil constitue une meilleure stratégie.

En résumé, le commissaire Fraser veut certes, à partir de 2009, favoriser le respect et l’avancement des droits linguistiques des Canadiens et des communautés de langue officielle en appliquant un processus de résolution facilité des plaintes et en travaillant davantage de façon proactive avec les institutions fédérales afin qu’elles puissent régler leurs enjeux en matière de conformité. Toutefois, il continuera d’exercer son pouvoir d’aller devant les tribunaux chaque fois que cela s’impose, notamment en intervenant dans des recours entrepris par les plaignants ou en déposant lui-même un recours avec le consentement du plaignant.

Quelques causes majeures

La participation du commissaire Fraser à des recours judiciaires, tout comme celle de ses prédécesseurs, a contribué à faire préciser les obligations linguistiques des gouvernements provinciaux, ainsi que des institutions fédérales.

Ainsi, en 2008, le commissaire Fraser intervient en Cour suprême dans la cause Nguyen, qui vise à faire invalider une disposition de la Charte de la langue française qui exclut l’enseignement reçu dans une école anglaise privée non subventionnée du calcul requis pour déterminer si un enfant a le droit, ou non, d’être admis dans les écoles publiques ou les écoles subventionnées de langue anglaise.

Dans son intervention, le commissaire reconnaît que la mise en œuvre des droits garantis à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés doit notamment tenir compte de la dynamique linguistique particulière des provinces et des territoires, ainsi que de l’objectif légitime de protéger le français au Québec. Toutefois, le commissaire soutient que les dispositions adoptées par l’Assemblée nationale du Québec ne peuvent pas mener à l’exclusion des critères que la Cour suprême a établis dans l’affaire Casimir pour déterminer s’il existe un engagement authentique de la part d’un enfant à cheminer dans la langue d’enseignement de la minorité.

En 2009, la Cour suprême confirme ce point de vue et conclut qu’en refusant de tenir compte du cheminement des enfants à l’école privée, la disposition de la Charte de la langue française limite de façon trop draconienne les droits garantis à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés.

En 2014, le commissaire intervient dans l’affaire opposant l’Association des parents de l’école Rose-des-vents au ministère de l’Éducation de la province de la Colombie-Britannique. En 2015, la Cour suprême confirme, dans une décision unanime, que les élèves qui appartiennent à la minorité linguistique ont le droit de recevoir, comme l’affirme le commissaire, une éducation de qualité équivalente à celle qui est offerte aux élèves de la majorité linguistique. L’expérience éducative des enfants de la minorité linguistique (qui inclut l’infrastructure scolaire, la durée des trajets d’autobus et les programmes offerts) doit donc être équivalente à l’expérience éducative des élèves de la majorité linguistique.

La participation du commissaire Fraser à certains dossiers a aussi permis de clarifier le concept d’égalité réelle en matière de services gouvernementaux. En 2008, le commissaire réagit à un jugement de la Cour d’appel fédérale en portant l’affaire DesRochers devant la Cour suprême et en agissant comme co-appelant aux côtés des plaignants, le Centre d’avancement et de leadership en développement économique communautaire de la Huronie (CALDECH) et son directeur, Raymond DesRochers. CALDECH est un organisme de soutien créé par les Franco-Ontariens pour pallier les lacunes observées dans les services offerts par la Société d’aide au développement des collectivités de Simcoe Nord aux francophones de la région ontarienne de la Huronie.

Non, tout n’est pas réglé!

« Quand je suis arrivé en Colombie-Britannique, dit Joseph Pagé, je pensais que les batailles pour faire respecter les droits scolaires des enfants de la minorité étaient chose du passé, que cette question avait été réglée il y a 20 ans. Comme d’autres parents, j’ai déchanté en me rendant compte, après deux ans de discussions stériles avec le ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique et le Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique que ces derniers n’étaient pas sensibilisés à la puissance que pouvait avoir l’article 23 de la Charte. Le Ministère, en particulier, ne semblait pas du tout disposé à prendre des mesures pour offrir des services de qualité aux élèves francophones de Vancouver malgré la situation de crise. Je suis avocat, je savais que prendre la voie judiciaire serait long, coûteux et exigeant, mais nous n’avions plus d’autre choix que de saisir les tribunaux ».

« L’Association des parents de l’école Rose-des-vents a eu la chance de pouvoir se prévaloir du Programme d’appui aux droits linguistiques et de compter, en Cour suprême, sur la grande expertise du commissaire aux langues officielles, souligne M. Pagé. Sans la combinaison de ces facteurs et la forte implication de plusieurs parents, nous n’aurions jamais pu nous rendre en Cour suprême et y remporter une victoire aussi éclatante!33 »

Ce recours porte sur la nature et la portée du principe d’égalité linguistique en matière de prestation de services par les institutions fédérales. Le recours vise à répondre aux questions suivantes : Le droit à l’égalité de services prévu au paragraphe 20(1) de la Charte et à la partie IV de la Loi signifie-t-il uniquement que les Canadiens ont droit à un « accès linguistique égal », autrement dit, le droit d’obtenir un service fédéral dans la langue officielle de leur choix? Ou la Charte et la Loi prévoient-elles aussi l’égalité en matière de « qualité de services », ce qui garantirait aux communautés le droit de recevoir des services fédéraux de qualité égale à ceux que reçoit la majorité linguistique.

En 2009, la Cour suprême retient l’interprétation du commissaire, de M. DesRochers et de CALDECH et conclut qu’il « est difficile de concevoir comment l’institution fédérale [la Société d’aide au développement des collectivités de Simcoe Nord] pourrait rendre les services […] mentionnés dans son programme sans la participation des communautés visées, tant pour ce qui a trait à l’élaboration des programmes qu’à leur mise en œuvre34 ». Ce jugement majeur confirme en fait que les membres du public ont droit à des services de qualité égale et que les institutions fédérales doivent tenir compte de la nature et de l’objectif des services qu’elles offrent aux Canadiens pour définir l’étendue de leurs obligations linguistiques.

Le Conseil du Trésor a réagi sans tarder au jugement de la Cour suprême en invitant les institutions fédérales à appliquer le principe de l’égalité réelle à leurs services et programmes et en leur fournissant un outil à cette fin35.

Outre ces interventions devant les tribunaux, le commissaire avait entrepris en 2010 un recours à l’encontre de CBC /Radio-Canada devant la Cour fédérale afin que celle-ci se prononce sur la compétence du commissaire d’instruire des plaintes portant sur les activités du radiodiffuseur et sur la portée des obligations qui lui incombent en vertu de la partie VII de la Loi36.

Ce recours faisait suite à l’enquête portant sur 876 plaintes que le commissaire avait reçues en 2009-2010 au sujet de la décision de CBC /Radio-Canada d’effectuer des compressions budgétaires touchant CBEF 540 Windsor, une station radio AM de langue française du sud-ouest de l’Ontario. Cette décision avait pour effet d’éliminer la quasi-totalité de la programmation locale. Les plaignants estimaient que la société d’État avait contrevenu à la partie VII de la Loi, du fait notamment qu’elle avait omis d’analyser les répercussions de cette décision sur la vitalité de la communauté francophone de Windsor.

Les répercussions d’une décision stratégique

« Les interventions du commissaire aux langues officielles ont permis aux communautés de réaliser des progrès énormes du point de vue pratique, pas seulement théorique, pense Ronald Caza, avocat. Sa décision de participer à la cause DesRochers, par exemple, a eu un impact énorme, parce qu’elle a permis de clarifier le concept d’égalité linguistique et a entraîné son application sur le terrain, du côté des hôpitaux comme celui des écoles32 ».

CBC /Radio-Canada a refusé d’une part de reconnaître que le commissaire avait la compétence d’instruire les plaintes, et d’autre part de mettre en œuvre les recommandations du rapport d’enquête du commissaire, qui avait conclu que le radiodiffuseur n’avait pas respecté la partie VII de la Loi. Ce différend a mené le commissaire à exercer son pouvoir de déposer lui-même un recours en raison de l’importance de la question relative à sa compétence de mener des enquêtes à l’égard de CBC /Radio-Canada, et du fait que l’impasse juridique à ce sujet persistait depuis plusieurs années.

En 2014, la Cour fédérale confirme que le commissaire a une compétence concurrente à celle du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes et qu’il peut faire enquête sur les plaintes déposées contre CBC /Radio-Canada sous le régime de la Loi, notamment de la partie VII. Dans son jugement, la Cour fédérale déclare aussi, pour la première fois, que les institutions fédérales doivent non seulement favoriser le développement des communautés de langue officielle, mais aussi agir de façon à ne pas lui nuire. En fait, favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle constitue selon la Cour un « impératif catégorique, non négociable37 » pour CBC /Radio-Canada et les autres institutions fédérales.

CBC /Radio-Canada a décidé de porter ce jugement en appel, tant sur la question de la compétence du commissaire de mener ses enquêtes que sur celle de la portée des obligations que la partie VII de la Loi impose au diffuseur. En novembre 2015, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel de CBC /Radio-Canada et a annulé l’ordonnance rendue par la Cour fédérale au motif que cette dernière avait commis des erreurs d’ordre procédural. La Cour d’appel fédérale a toutefois pris soin de préciser qu’il « n’est pas loisible au [Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes] de tirer quelque conclusion que ce soit concernant l’inobservation de la [Loi]38 ». Ainsi, après cinq années de litige, les tribunaux n’ont pas encore clairement tranché ces questions importantes pour lesquelles le commissaire espérait obtenir des réponses.

Au même moment où il entreprend ce recours contre CBC /Radio-Canada, en 2010, le commissaire Fraser intervient aussi devant la Cour fédérale dans un recours que Michel et Lynda Thibodeau ont intenté contre Air Canada à la suite de plusieurs plaintes jugées fondées par le Commissariat. Il s’agit du deuxième recours déposé par M. Thibodeau contre le transporteur aérien. Les faits n’ont pas tellement changé depuis le premier (qui s’est soldé, rappelons-le, par une victoire devant la Cour d’appel fédérale en 2007) : monsieur et madame Thibodeau n’ont pas reçu de services en français lors de deux vols internationaux.

Le commissaire contre CBC /Radio-Canada : un recours important

« Participer aux recours judiciaires contre CBC /Radio-Canada a exigé des sacrifices importants de notre part et nous a imposé un fort stress, souligne Nicole Larocque, présidente de S.O.S. CBEF. Nous avions des avocats, mais il nous fallait chercher le financement qui permettrait de les payer, prendre du temps pour aider les procureurs du commissaire à monter une partie du dossier et participer à des contre-interrogatoires. À certains moments, la famille passait après tout le reste ».

En décidant d’entreprendre lui-même le recours contre CBC /Radio-Canada, le commissaire aux langues officielles a allégé considérablement le fardeau porté par la communauté francophone du sud-ouest ontarien. « Nos procureurs ainsi que ceux du commissaire Fraser collaborent depuis le début, mais tout est plus facile pour nous en raison du fait que le commissaire a pris le plein contrôle du dossier et que nous nous limitons à l’appuyer, dit Mme Larocque. J’espère qu’un verdict sera rendu avant la fin de son mandat. Si nous l’emportons, ce sera grâce à lui et son équipe39 ».

Comme dans le premier recours, monsieur et madame Thibodeau ne font pas appel à un avocat et se représentent seuls devant la Cour fédérale. Dans sa réponse au recours, Air Canada ne conteste pas avoir violé les droits du couple en vertu de la Loi à huit reprises au cours d’un même voyage. La compagnie aérienne invoque plutôt la Convention de Montréal, une convention internationale en matière de transport aérien, qui, selon Air Canada, empêche la Cour d’accorder des réparations financières au plaignant.

Grâce à la présence du commissaire comme intervenant, la Cour entend une argumentation complète et solide sur l’interaction qui existe entre la Loi et la Convention de Montréal. En 2011, la Cour fédérale accepte l’argument du commissaire selon lequel, en cas de conflit, la Loi a préséance40. Air Canada décide cependant de porter ce jugement devant la Cour d’appel fédérale, qui donne raison au transporteur en 201241.

En 2013, la Cour suprême autorise le commissaire et les Thibodeau à faire appel du jugement de la Cour d’appel fédérale. Dans le jugement qu’elle rend en 2014, la Cour suprême confirme que la Loi a un statut quasi constitutionnel42. Elle valide aussi la disposition de la Loi qui donne des pouvoirs réparateurs à la Cour fédérale lorsque les institutions fédérales ne se conforment pas aux obligations prévues dans la Loi. Toutefois, la Cour suprême conclut qu’il n’y a aucun conflit entre la Loi et la Convention de Montréal, mais que cette dernière a pour effet d’empêcher la Cour fédérale d’octroyer des dommages financiers à monsieur et madame Thibodeau.

Même si la Cour suprême n’a pas retenu la position des Thibodeau et du commissaire, ce recours a néanmoins contribué à alimenter le dialogue entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif. En effet, par suite de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Thibodeau, le député Stéphane Dion dépose en avril 2015 un projet de loi visant à établir que la Convention de Montréal n’a pas pour effet de porter atteinte aux droits fondamentaux prévus sous le régime de la Loi. Ce projet ne verra toutefois pas le jour en raison de la dissolution de la Chambre des communes, en août 2015.

Pas question de baisser les bras!

« Nous étions très naïfs au début des années 2000, souligne Michel Thibodeau. Nous ne savions pas à quel point il est difficile pour des citoyens ordinaires comme nous de faire valoir leurs droits linguistiques devant les tribunaux, même lorsqu’un acteur aussi chevronné que le commissaire intervient dans le dossier. Nous avons dû investir des centaines d’heures dans l’apprentissage des règles de fonctionnement des tribunaux et la préparation de notre dossier. Nous avons subi beaucoup de stress à cause de la réaction extrêmement négative de certains médias à notre égard. Nous avons même été victimes d’appels anonymes et de menaces », poursuit M. Thibodeau.

« Cela dit, s’il fallait absolument retourner devant les tribunaux une troisième fois pour forcer Air Canada à régler ses problèmes systémiques et enfin respecter les droits linguistiques des voyageurs, nous le ferions, note le résident d’Ottawa. Ce n’est vraiment pas ce que nous souhaitons, croyez-moi, nous ferions volontiers autre chose de notre temps. Mais j’ai été élevé dans une famille et un milieu où l’on ne baissait jamais les bras. Laisser Air Canada ou toute autre institution bafouer la Loi sur les langues officielles ne sera jamais une option à mes yeux33 ».

03 Bilan de la participation des commissaires aux causes en matière linguistique

Choisir la bonne cause

Certains estiment que le commissaire aux langues officielles pourrait intervenir davantage devant les tribunaux ou se montrer plus proactif en matière judiciaire. Par exemple, la FCFA est d’avis qu’en raison du fardeau énorme qu’un recours impose aux communautés de langue officielle, le commissaire devrait exercer davantage les pouvoirs que lui confère la partie X de la Loi sur les langues officielles.

« Il est très dur pour un organisme à but non lucratif comme le nôtre, qui fonctionne avec peu de personnel et des moyens financiers limités, d’entreprendre un recours judiciaire, note Diane Côté, directrice des liaisons gouvernementales et communautaires à la FCFA . Nous aurions donc souhaité que le commissaire, qui compte sur une équipe de juristes chevronnés, saisisse lui-même les tribunaux dans des causes importantes pour le développement des communautés, comme celle de l’abolition du caractère obligatoire du questionnaire long du recensement ou celle de l’élimination du Programme de contestation judiciaire ».

« En fait, continue Suzanne Bossé, directrice générale de la FCFA , nous estimons que le commissaire a non seulement une capacité bien supérieure à la nôtre d’intenter des recours judiciaires, mais qu’il a aussi le mandat de le faire en vertu de la Loi. Nous comprenons donc mal, quand une institution admet ne pas respecter la partie VII de la Loi ou rejette les conclusions d’une enquête ou d’une vérification, que le commissaire n’entreprenne pas lui-même un recours pour clarifier les obligations de cette institution ou la forcer à se conformer à ses obligations. Quand cela se produit, le commissaire devrait agir43 ».

De telles attentes concernant la façon dont le commissaire devrait exercer son pouvoir d’intenter des recours judiciaires sont tout à fait légitimes. Ceci étant dit, nous avons vu au chapitre 2 que divers facteurs expliquent l’utilisation peu fréquente de ce pouvoir.

En général, le commissaire ne saisira les tribunaux d’une affaire que lorsque tous les moyens non judiciaires dont il dispose pour amener une institution fédérale à se conformer aux obligations linguistiques prévues dans la Loi ont été épuisés. Il attendra donc normalement les résultats du suivi de l’enquête avant de déterminer que le recours judiciaire est la seule façon d’inciter l’institution fédérale à respecter ses obligations linguistiques. Comme l’a mentionné le juge Paul Rouleau lors de la séance de réflexion qui s’est déroulée au Commissariat en 2010, « il faut […] choisir les bons faits, la bonne cause, et le bon moment [en matière de langues officielles]. Bien choisir est critique, parce que les causes peuvent servir à établir des plafonds; il faut donc choisir des décisions qui ouvrent sur l’avenir44 ». Ces principes guident le commissaire dans sa décision d’entreprendre un recours judiciaire.

Ceci étant dit, les données sur le nombre de fois que le commissaire a exercé le pouvoir que lui confère la partie X de la Loi révèlent que le commissaire Fraser a été aussi actif que ses prédécesseurs. Ainsi, depuis 1984, les commissaires aux langues officielles ont participé à 104 causes en matière de droits linguistiques. Le commissaire Fraser a participé, pour sa part, dans 23 causes de 2006 à 2016, dont neuf devant la Cour suprême.

Que disent les chiffres?

Selon le graphique 1, le commissaire Fraser est intervenu 19 fois comme simple intervenant et quatre fois comme partie à l’instance. En intervenant à quatre reprises comme partie à l’instance (devant la Cour suprême dans les affaires DesRochers et Thibodeau, et devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale dans la cause l’opposant à CBC /Radio-Canada), le commissaire Fraser a suivi les traces des autres commissaires, qui ont agi à titre de parties dans 19 % des cas.

Graphique 1 - Participation du commissaire Fraser aux causes linguistiques, selon le mode d'intervention

Graphique 1 - Participation du commissaire Fraser aux causes linguistiques, selon le mode d'intervention
Tableaux - Graphique 1 - Participation du commissaire Fraser aux causes linguistiques, selon le mode d'intervention
Nombre de recours Rôle du commissaire
9 Intervenant (Loi sur les langues officielles)
6 Intervenant (loi provinciale ou territoriale)
4 Intervenant (Charte canadienne des droits et libertés)
4 Partie à l’instance (Loi sur les langues officielles)

Graphique 2 - Participation du commissaire Fraser aux causes linguistiques, selon le type de recours

Graphique 2 - Participation du commissaire Fraser aux causes linguistiques, selon le type de recours
Tableaux - Graphique 1 - Participation du commissaire Fraser aux causes linguistiques, selon le mode d'intervention
Nombre de recours Rôle du commissaire
9 Intervenant (Loi sur les langues officielles)
6 Intervenant (loi provinciale ou territoriale)
4 Intervenant (Charte canadienne des droits et libertés)
4 Partie à l’instance (Loi sur les langues officielles)

Le graphique 2 révèle que les recours fondés sur la Loi représentent 60 % des recours auxquels le commissaire Fraser a participé de 2006 à 2016. Le cinquième, environ, portait sur des droits linguistiques protégés par l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés (Instruction dans la langue de la minorité). Une proportion similaire touchait principalement des questions relevant de lois provinciales ou territoriales45. Ces pourcentages sont essentiellement les mêmes que ceux enregistrés de 1984 à 2006 par les autres commissaires.

Les recours judiciaires portant sur des questions relatives à la Loi auxquels le commissaire Fraser et ses prédécesseurs ont participé traitaient surtout46 des communications avec le public et la prestation des services (partie IV), et plus particulièrement des droits du public voyageur. Ceci n’a rien de surprenant puisque la majorité des plaintes enregistrées par le Commissariat découlent de ces obligations.

En revanche, peu de recours visent la langue de travail dans l’administration fédérale (partie V) et la promotion du français et de l’anglais dans la société canadienne (partie VII). En effet, les employés fédéraux hésitent à se plaindre au commissaire et, surtout, à se présenter devant les tribunaux pour faire valoir leur droit de travailler dans la langue officielle de leur choix. Le nombre peu élevé de recours touchant la partie VII s’explique du fait que celle-ci n’est devenue exécutoire qu’il y a une décennie.

Mais au-delà des statistiques, il importe d’évaluer l’effet que produit la participation du commissaire devant les tribunaux.

Surtout les droits des francophones, mais…

Depuis 1984, le Commissariat a participé plus souvent à des recours relatifs aux droits linguistiques des communautés francophones en situation minoritaire du pays qu’à des causes touchant les communautés de langue anglaise du Québec. Selon Michael N. Bergman, avocat de Montréal, « cela s’explique tout bonnement par le fait que les tribunaux n’ont pas été saisis de beaucoup de cas concernant la minorité anglophone du Québec. La possibilité pour les différents commissaires d’intervenir dans le cadre d’un processus juridique a donc été plutôt limitée. Par conséquent, la majeure partie de la jurisprudence créée grâce à leurs interventions découle des litiges concernant les minorités francophones du Canada47 » [traduction].

M. Bergman poursuit en disant : « Le petit nombre de causes provenant de la minorité anglophone du Québec, comparativement au grand nombre de causes provenant des minorités francophones du reste du Canada, s’explique par le fait que les litiges linguistiques au Québec nécessitent toujours de contester la validité de la Charte de la langue française; ce genre de contestation est controversé et risque de provoquer de nouvelles tensions linguistiques » [traduction].

L’avocat Ron Caza, pour sa part, estime que la participation des commissaires aux langues officielles aux causes portant sur l’accès aux écoles anglaises du Québec a eu des répercussions positives. « C’est eux qui, en grande partie, ont apporté de la crédibilité aux dossiers difficiles qui ont été plaidés en cour sur la question des droits des anglophones du Québec. Ils sont intervenus pour expliquer que, quand on regarde le portrait global de la situation dans cette province, il est essentiel de donner une interprétation généreuse des droits linguistiques. Cela prenait du courage de leur part32 ».

Légitimité et solidarité

Selon l'ancien juge de la Cour suprême Michel Bastarache, le commissaire aux langues officielles dispose de plusieurs outils importants, mais son pouvoir d’intervention devant les tribunaux est particulièrement important, parce qu’il permet d’unir les communautés de langue officielle derrière les personnes qui ont le courage de prendre position et de faire valoir leurs droits linguistiques en cour.

« Les communautés ne sont pas toujours solidaires, parce qu’elles ont peur de la contestation, de la confrontation, souligne M. Bastarache. En intervenant, le commissaire rassure les plaignants, brise leur sentiment d’isolement et donne une grande légitimité à leurs positions ».

« La cause Thibodeau c Air Canada est celle qui le démontre le mieux, note M. Bastarache. On s’est moqué des plaignants, qui revendiquaient le droit de recevoir des services en français dans les vols internationaux. “La Charte canadienne des droits et libertés va-t-elle maintenant protéger le droit de demander un 7UP en français ?”, demandaient certains journalistes en dérision. En intervenant dans l’affaire en disant que la vraie question n’était pas celle-là, qu’il s’agissait plutôt d’une affaire de respect, qu’Air Canada devait “respecter” les personnes qui veulent un service dans la langue officielle de leur choix et y ont droit, le commissaire Fraser a donné du poids au recours des Thibodeau et fait contrepoids aux moqueries ».

« En accordant une importance particulière à son rôle devant les tribunaux, conclut M. Bastarache, le commissaire Fraser a rehaussé la crédibilité et la pertinence de l’institution qu’il dirige32 ».

Une participation qui produit des effets concrets

L’avocat Mark Power estime que c’est grâce au Commissariat aux langues officielles que la cause DesRochers c Canada (Industrie) a pu être entendue en Cour suprême. « Sans la décision courageuse du commissaire Fraser d’agir comme codemandeur dans cette affaire et de mettre son expertise au profit des plaignants et de la Cour, on se demanderait encore aujourd’hui si le principe d’égalité réelle s’applique ailleurs que dans le domaine scolaire48 ».

Des interventions qui bénéficient aussi aux tribunaux

Pierre Foucher, professeur de droit à l’Université d’Ottawa, estime que les interventions du commissaire exercent une influence positive sur le fonctionnement global du système judiciaire, puisque sa participation « apporte un éclairage plus détaché des questions posées aux tribunaux, une vision plus globale de l’application qui devrait être faite de la Loi sur les langues officielles et des enjeux soulevés par un litige. Les juges aiment que le commissaire soit présent dans une cause, parce qu’il les aide à comprendre la portée des décisions à prendre49 ».

Robert Décary, juge à la retraite de la Cour d’appel fédérale, abonde dans le même sens. « La cour s’attend à ce que le commissaire, même lorsqu’il intervient aux côtés d’un plaignant, adopte une position indépendante et se montre ouvert à la discussion. Le demandeur ne connaît pas toujours bien le droit et les pouvoirs réels de la cour. Lorsque cela se présente, le commissaire peut et doit ajouter du réalisme à la bataille qui est menée devant les tribunaux48 ».

Le pouvoir d’intervenir ou d’intenter un recours : un outil stratégique

En résumé, le pouvoir d’intervenir ou d’intenter un recours judiciaire est un outil que les commissaires aux langues officielles utilisent de manière stratégique pour contribuer au dialogue sur les droits linguistiques et pour faire clarifier et avancer ces derniers. Le commissaire Fraser, comme ses prédécesseurs, l’a utilisé à de multiples reprises, parfois comme participant principal à une cause, et dans bon nombre de situations, sa participation a eu des répercussions importantes.

Conclusion

Une inaction lourde de conséquences

Le nombre de causes auxquelles les commissaires aux langues officielles ont participé dans le cadre de recours judiciaires intentés en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés et de la Loi sur les langues officielles n’a pas vraiment fléchi depuis 1988. Cela démontre que les gouvernements canadien, provinciaux et territoriaux négligent encore trop souvent de protéger de manière adéquate les droits linguistiques des Canadiens et des communautés de langue officielle.

De plus, seule une très faible proportion de recours intentés au cours du dernier quart de siècle a mené à l’adoption de projets de loi visant à clarifier les obligations linguistiques des institutions fédérales ou l’élaboration de lignes directrices visant à mettre en œuvre un jugement. En d’autres termes, il arrive beaucoup trop rarement que les jugements des tribunaux mènent à l’adoption des correctifs nécessaires pour favoriser d’une manière durable le renforcement des droits linguistiques des Canadiens et des communautés de langue officielle.

Dans une cause portant sur les droits à l’éducation dans la langue de la minorité garantis par la Charte, la Cour suprême a pourtant bien expliqué l’effet négatif de l’inaction des gouvernements sur la dualité linguistique :

Les droits garantis par [l’article] 23 […] sont particulièrement vulnérables à l’inaction ou aux atermoiements des gouvernements. Le risque d’assimilation et, par conséquent, le risque que le nombre cesse de « justifier » la prestation des services augmentent avec les années scolaires qui s’écoulent sans que les gouvernements exécutent les obligations que leur impose [l’article] 23. Ainsi, l’érosion culturelle que [l’article] 23 visait justement à enrayer peut provoquer la suspension des services fournis en application de cette disposition tant que le nombre cessera de justifier la prestation de ces services. De telles suspensions peuvent fort bien devenir permanentes en pratique, mais non du point de vue juridique. Si les atermoiements sont tolérés, l’omission des gouvernements d’appliquer avec vigilance les droits garantis par [l’article] 23 leur permettra éventuellement de se soustraire aux obligations que leur impose cet article.50 [nos italiques]

Les propos de la Cour suprême rappellent l’importance du dialogue que doivent maintenir le pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Ce dialogue essentiel à l’avancement des droits linguistiques des Canadiens et des communautés francophones et anglophones doit également engager l’appareil gouvernemental et les institutions publiques qui ont la responsabilité d’assurer le respect des obligations linguistiques contenues dans la Charte et la Loi. Enfin, ce dialogue doit inclure les citoyens et les communautés de langue officielle.

Responsabilités des parlementaires

En 2005, un projet de loi d’intérêt privé du sénateur Jean-Robert Gauthier a permis de renforcer le caractère exécutoire des obligations que la partie VII de la Loi sur les langues officielles impose aux institutions fédérales. En 2013, la Loi sur les compétences linguistiques, présentée par la députée Alexandrine Latendresse, clarifiait la situation relative au bilinguisme des agents du Parlement canadien. En 2015, le député Stéphane Dion a déposé un projet de loi visant à modifier la Loi sur le transport aérien pour préciser que cette dernière ne devait pas porter atteinte aux droits fondamentaux prévus sous le régime de la Loi sur les langues officielles et de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Tous ces projets de loi ont été présentés dans le contexte où des recours avaient été entrepris devant les tribunaux et où des résultats n’avaient pu être obtenus par la voie judiciaire.

Le commissaire encourage les parlementaires fédéraux à suivre ces exemples et à déposer des projets de loi susceptibles de clarifier les obligations des institutions fédérales en matière de langues officielles.

Responsabilités des gouvernements

La responsabilité première de clarifier les obligations linguistiques de nature législative revient aux gouvernements. Il incombe à ces derniers de faire preuve de leadership et de proposer rapidement des projets de loi pour corriger les lacunes que les tribunaux ont relevées.

Malheureusement, ce leadership n’est pas toujours présent. Ainsi, durant le mandat du commissaire Fraser, trois projets de loi ont été déposés par les gouvernements au pouvoir pour clarifier les obligations linguistiques d’Air Canada, qui faisait au même moment l’objet de recours judiciaires. Aucun de ces projets n’a toutefois franchi le cap de la première lecture.

Le gouvernement fédéral devrait réagir plus vigoureusement aux jugements des tribunaux. Et lorsqu’il décide de déposer un projet de loi à la Chambre des communes, il devrait également veiller à lui accorder la priorité nécessaire pour que les comités parlementaires responsables puissent en faire un examen diligent.

Dans une autre veine, le gouvernement du Canada est intervenu dans des recours déposés en vertu de la Charte en soutenant aux côtés des gouvernements provinciaux ou territoriaux, une interprétation restrictive des droits linguistiques des Canadiens, notamment de leurs droits en matière d’éducation. Par exemple, le procureur général du Canada a fait valoir dans l’affaire Nguyen une interprétation de l’article 23 de la Charte qui n’était pas favorable aux droits des communautés de langue officielle. Le procureur général du Canada a aussi récemment participé à l’appel interjeté par Gilles Caron devant la Cour suprême en appuyant la position du gouvernement de l’Alberta.

Lorsque des gouvernements choisissent de justifier le non-respect des droits linguistiques garantis par la Charte

Comme le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et territoriaux ne réagissent pas toujours adéquatement aux demandes qui leur sont formulées par les communautés de langue officielle ou, encore, aux jugements des tribunaux dans les causes linguistiques. Par exemple, à la suite du jugement unanime de la Cour suprême du Canada dans l’affaire de l’école Rose-des-vents, le gouvernement de la Colombie-Britannique a omis de prendre rapidement des mesures pour assurer le respect des droits garantis à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a plutôt opté à nouveau pour la voie judiciaire et a choisi de plaider, en se fondant sur l’article 1 de la Charte, qu’il existe en fin de compte des raisons justifiant que le gouvernement ne puisse apporter les améliorations de service demandées par l’Association des parents de l’école Rose-des-vents. « On est déçu de la réaction du gouvernement de la Colombie-Britannique, note Joseph Pagé, mais on continue. Il ne faut surtout pas lâcher. J’espère que ce sera ma dernière cause en droits linguistiques, mais j’ai bien peur que dans 10 ans, d’autres parents aient à subir la même épreuve33 ».

De telles décisions sont incompatibles avec l’engagement du gouvernement du Canada de favoriser le développement des communautés de langue officielle conformément à la partie VII de la Loi. C’est donc à juste titre que les communautés d’expression anglaise du Québec et la communauté franco-albertaine se sont senties blessées par les interventions du gouvernement du Canada dans l’affaire Nguyen et l’affaire Caron.

Responsabilités de l’appareil gouvernemental et des institutions fédérales

Il faut préciser que l’appareil gouvernemental et les institutions fédérales réagissent parfois de manière positive aux recours judiciaires intentés pour protéger les droits linguistiques des Canadiens. Ainsi, le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada a rapidement réagi au jugement rendu par la Cour suprême dans l’affaire DesRochers et a élaboré des directives susceptibles d’aider les institutions fédérales à mettre en œuvre les principes énoncés dans ce jugement et, ultimement, à rendre des services de qualité égale en français et en anglais.

Ceci étant dit, l’appareil gouvernemental et les institutions fédérales n’affichent pas toujours de bons réflexes quand ils font l’objet de plaintes et qu’un recours est entrepris contre eux. Par exemple, Air Canada préfère de toute évidence emprunter la voie litigieuse plutôt que de s’attaquer aux problèmes systémiques qui empêchent le respect des obligations linguistiques. Cette position regrettable tranche avec celle du transporteur ferroviaire VIA Rail Canada, qui dans les années 1990, a plutôt choisi de régler à l’amiable un recours entrepris par le commissaire Goldbloom.

Les participants aux causes linguistiques méritent notre reconnaissance

La Loi établit l’égalité du français et de l’anglais et elle accorde des droits linguistiques aux citoyens, aux employés fédéraux et aux communautés de langue officielle. La Charte garantit notamment le droit à l’instruction dans la langue de la minorité. Il est donc parfaitement compréhensible pour toute personne ou pour tout groupe estimant que ses droits linguistiques ont été lésés d’avoir recours aux tribunaux pour en exiger le respect. Ce qui ne l’est pas, c’est le nombre de recours qui doivent encore être entrepris en matière de droits linguistiques près de 35 ans après l’adoption de la Charte, et près de 30 ans après la modification de la Loi en 1988.

Le commissaire reconnaît que les personnes et les organisations qui se présentent devant les tribunaux pour obliger les gouvernements et les institutions à remplir leurs obligations portent une lourde responsabilité et que leurs actions ont d’importantes répercussions sur les plans financier et humain, en raison, notamment, de la longueur des procédures judiciaires et du grand stress qui y est associé.

La contribution de ces personnes et organisations à l’avancement des droits linguistiques mérite d’être reconnue à sa juste valeur. De l’Association des parents de l’école Rose-des-vents à Michel et Lynda Thibodeau, en passant par Hong Ha Nguyen, la FCFA et la Fédération franco-ténoise, elles méritent le respect et la gratitude des Canadiens parce qu’elles veillent à ce que le Canada demeure fidèle à sa réputation de pays respectueux de ses langues officielles et de ses minorités linguistiques.

Mais ces personnes et ces organisations, comme tous les Canadiens et tous les organismes communautaires du pays, méritent surtout que le gouvernement du Canada, les institutions fédérales et les gouvernements provinciaux et territoriaux respectent pleinement leurs obligations linguistiques. Personne ne devrait avoir à participer à un recours judiciaire pour faire valoir ses droits.