Ce que les néo-Canadiens nous disent au sujet du Canada de demain

Introduction

Partout dans le monde, le Canada est reconnu comme étant un pays accueillant et pacifique, une « société d’accueil » qui compte sur une riche expérience en matière d’intégration des nouveaux arrivants provenant du monde entier. Cette expérience remonte à il y a plus de 40 ans, alors que des initiatives stratégiques visant à mieux répondre aux besoins des « néo‑Canadiens » ont été élaborées dans la foulée du grand débat canadien sur les relations entre francophones et anglophones.

Aujourd’hui, le Canada compte l’un des taux d’immigration par habitant les plus élevés du monde et les statisticiens considèrent que d’ici 2031, un quart de la population canadienne sera composée d’immigrants de première génération1. S’il s’agit d’une proportion importante, les experts s’estiment relativement convaincus du fait que la politique canadienne de multiculturalisme contribuera à assurer l’intégration politique et économique de ces nouveaux arrivants2. Il pourrait cependant s’avérer un peu plus délicat de préserver la vitalité des deux langues officielles du Canada dans le contexte de l’évolution de ce profil démographique.

La majorité des centaines de milliers de locuteurs non natifs qui arrivent chaque année adoptent l’anglais comme langue officielle et ne parlent ni n’apprennent le français. De surcroît, la proportion de francophones parmi les immigrants au Canada est en baisse. Un récent rapport de Statistique Canada conclut que « la part croissante de la population immigrante non bilingue au sein de l’ensemble de la population s’est traduite par une baisse du taux global de bilinguisme. De même, à l’extérieur du Québec, en 1981, la part représentée par les immigrants au sein de la population non bilingue était de 19 p. 100. En 2011, cette proportion avait atteint 24 p. 100 de la population non bilingue3 ».

En d’autres termes, la proportion d’immigrants bilingues à l’extérieur du Québec est en déclin. Il est donc de plus en plus difficile pour les communautés francophones en situation minoritaire de maintenir leur proportion démographique de la population. Certains commentateurs en sont venus à la conclusion que le bilinguisme canadien était dès lors insoutenable et que le français était destiné à rejoindre les nombreuses autres langues non officielles parlées à l’échelle du pays.

En effet, plutôt que de relever les défis et de proposer des solutions, les médias ont opté en faveur d’une trame narrative défaitiste axée sur le déclin4. L’omniprésence de ce point de vue souligne à quel point il est important de réfléchir sérieusement à l’avenir du bilinguisme canadien dans le contexte de l’évolution de la réalité multiculturelle du pays. Se pourrait‑il que ces pierres angulaires de l’identité canadienne fonctionnent, en quelque sorte, à contresens? Comment pouvons‑nous maximiser leur compatibilité?

Une façon de recadrer notre réflexion sur ces questions délicates consiste à se pencher sur le point de vue des néo-Canadiens eux‑mêmes – les hommes et les femmes qui sont confrontés au défi quotidien que représente leur intégration à la société canadienne, et les enfants qui grandissent dans ces familles. Entre 2007 et 2012, le Commissariat aux langues officielles a organisé une série de forums de discussion avec des Canadiens de première et de deuxième générations provenant d’origines culturelles diverses. Les forums se sont déroulés dans quatre grandes villes canadiennes, soit Toronto, Vancouver, Halifax et Montréal.

L’objectif de ces forums était d’en apprendre plus sur la façon dont ces groupes diversifiés d’hommes et de femmes perçoivent la dualité linguistique canadienne. Les forums de discussion ont offert l’utile occasion de réfléchir à l’avenir du bilinguisme canadien, en tenant compte de la population multiculturelle de plus en plus diversifiée du pays. Le présent rapport vise à récapituler une partie des propos qui ont été recueillis lors de ces discussions.

La première partie du rapport brosse un aperçu de l’évolution historique du bilinguisme et du multiculturalisme dans le contexte de l’évolution de l’identité canadienne. La section suivante met l’emphase sur ce que les participants au forum ont eu à dire au sujet des défis et des possibilités que représente la dualité linguistique, dans le contexte actuel. Enfin, le rapport résume le débat actuel sur l’évolution de l’identité canadienne et suggère des aspects à l’égard desquels d’autres recherches pourraient être menées ou qui pourraient donner lieu à de l’innovation au plan des politiques.

Les politiques de l’identité, hier et aujourd’hui

Le dernier chapitre de la longue histoire des relations linguistiques au Canada remonte à l’adoption, fort discutée, de la Loi sur les langues officielles, en 1969. Cependant, la question des relations linguistiques au Canada s’étend sur une période beaucoup plus longue que cela. Les relations ont été nouées au cours des années suivant la bataille des Plaines d’Abraham, en 1759. On n’aurait su se surprendre, à l’époque, du fait que les vainqueurs britanniques imposent leur langue, leurs lois et leur religion à la colonie du Québec. Au lieu de cela, grâce à la résilience des habitants et à une tolérance officielle, la langue française est demeurée vigoureuse et prépondérante, tant dans la vie publique que dans la vie privée5.

Dans les années 1840, Robert Baldwin a aidé Louis‑Hippolyte Lafontaine à abroger l’article de l’Acte d’Union proscrivant l’usage du français à la législature. Cet article avait été proposé, à l’origine, par Lord Durham, qui y voyait un moyen d’assimiler les Canadiens français. Près de trois décennies plus tard, la protection du français était inscrite dans le document fondateur du pays, soit la Loi constitutionnelle de 1867. En consacrant certains des usages les plus institutionnels du français – dans les lois, au Parlement fédéral et à l’Assemblée nationale du Québec, ainsi que devant les tribunaux fédéraux et québécois –, la Loi conférait dans les faits aux politiques qui s’étaient progressivement implantées depuis 1759 un caractère officiel6.

Cette première phase formative des politiques linguistiques au Canada menant à 1867 a joué un rôle fondamental dans la formation de l’identité nationale du pays. Elle annonçait en effet ce que Northrop Frye a qualifié de « génie canadien du compromis » [traduction]7. S’il y a manifestement eu de nombreuses tentatives de marginalisation du fait français à cette époque, comme avec l’unification des Canadas de Durham, la sensibilité politique qui devait éventuellement triompher a reconnu la nécessité du dialogue pour tenir compte de l’inébranlable volonté des Canadiens français de se développer et de prospérer8.

Au cœur même de l’évolution de l’identité canadienne figure un principe fondamental de respect, allant au‑delà des clivages francophones‑anglophones aux plans de la culture et de la langue. Les Pères de la Confédération, et ceux qui les ont inspirés, avaient très bien compris cela. Au dernier soir des débats sur la Confédération, le 10 mars 1865, John A. Macdonald fut appelé à répondre à une question sur le statut du français dans la nouvelle entente politique qui était en voie d’être élaborée. « [L]’usage de la langue française formât l’un des principes sur lesquels serait basée la Confédération » [traduction], dit‑il9.

Bien que ce principe fondateur ait été trahi à plusieurs reprises, depuis la Confédération, les politiques en matière de langue au Canada, au cours des années 1960 et 1970, ont souligné jusqu’à quel point celui-ci était enraciné. Ainsi, en dépit des épisodes de répression que représentèrent, à titre d’exemple, l’abrogation du bilinguisme officiel au Manitoba en 1890 et l’abolition des écoles françaises en Ontario en 1912, le principe de respect d’origine a refait surface avec énormément d’enthousiasme et un indéniable sentiment d’urgence durant la tenue de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, au cours des années 1960.

Alors que se jouait cet épisode crucial dans les relations linguistiques canadiennes, se manifestait une autre facette du principe de respect visant les néo-Canadiens. Tout comme les Canadiens français avaient lutté contre la propagation de l’impérialisme britannique plus tôt au cours du siècle, les communautés d’immigrants minoritaires souhaitaient se libérer du moule répressif de l’« anglo‑conformité »10. En cela, au‑delà de la vive réaffirmation du respect fondé sur la langue, cette période a également été marquée par l’émergence d’une nouvelle facette de l’identité canadienne où la diversité culturelle pluraliste, en plus d’être chérie, fait l’objet de mesures d’accommodement11.

Aujourd’hui, un demi‑siècle plus tard, les Canadiens ont fusionné ces deux facettes en une identité nationale unique et profondément diversifiée. Cependant, une identité qui se caractérise particulièrement par son caractère civique – c’est‑à‑dire une identité fondée sur des valeurs et des lois, plutôt que sur des liens ethniques – doit faire l’objet d’une constante réaffirmation, tout particulièrement au vu de son profil complexe et multiforme12. L’identité civique actuelle du Canada est relativement jeune au plan historique et est soumise à des pressions et à des changements constants dont la forme la non moins importante tient à la restructuration démographique qui résulte de l’immigration.

Nous avons évoqué les pressions qui découlent de la propagation d’une trame narrative néfaste qui prévoit le déclin du bilinguisme canadien. Plutôt que d’embrasser pleinement le bilinguisme et le multiculturalisme, chacun de ces modèles étant lié à l’identité nationale toute particulière du Canada, certains commentateurs influents imposent une logique simpliste du tout ou rien selon laquelle le bilinguisme serait chose du passé et le multiculturalisme serait la voie de l’avenir. Ainsi, à titre d’exemple, le rédacteur en chef du Globe and Mail, John Ibbitson, oppose un pays bilingue irréaliste à une représentation du Canada qui constituerait une utopie cosmopolite et multiculturelle :

J’ai déjà fait valoir que le Canada avait échoué en tant que pays, du fait de l’incapacité des anglophones et des francophones d’aller au‑delà de la simple tolérance, les uns pour les autres. Cependant, c’est cette même tolérance, cette culture de l’accommodement, qui a engendré ce que l’on pourrait qualifier de premier État postnational du monde, soit le pays urbain, polyglotte, intensément créatif et tout à fait exceptionnel dans lequel nous vivons et que nous célébrons aujourd’hui13. [traduction]

Les prévisions démographiques qui concernent le Canada au cours des prochaines décennies présentent indiscutablement un défi pour le bilinguisme canadien. Cependant, plutôt que d’aborder la question avec enthousiasme et créativité, ces commentateurs masquent leur défaitisme derrière d’illusoires théories « postnationales ». Ceux qui croient en la dualité linguistique canadienne ont la responsabilité de contester de telles trames narratives en soumettant des évaluations caractérisées par leur ouverture d’esprit et en formulant des voies d’avenir convaincantes. Un aspect important, bien que couramment négligé, d’une telle évaluation consiste à tenir compte du point de vue des néo-Canadiens, en tant que tels.

Les forums

Le profil des participants et les thèmes des quatre forums qui se sont tenus entre 2007 et 2012 variaient d’une région à l’autre. En règle générale, ont pris part, à chaque forum, de 30 à 50 participants provenant dans une très large mesure des rangs des dirigeants des principaux groupes ethnoculturels canadiens, d’Europe, des Caraïbes, d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, d’Asie, du Moyen‑Orient ou d’Afrique. Les forums qui se sont tenus à Toronto et à Vancouver ont permis de mieux comprendre la volonté et la capacité des immigrants anglophones d’apprendre le français. Les forums d’une durée de deux jours qui se sont déroulés tant en anglais qu’en français à Montréal et Halifax ont permis d’en apprendre plus sur les défis auxquels sont confrontés les nouveaux arrivants d’expression française.

Pour le Commissariat aux langues officielles, les commentaires recueillis dans le cadre des forums de discussion ont été tant positifs que négatifs. Ils se sont avérés positifs au plan du niveau de satisfaction globale exprimée à l’égard des valeurs qui sous‑tendent l’identité canadienne, si diversifiée. On a vanté les mérites du bilinguisme et du multiculturalisme en tant que précieux et complémentaires idéaux civiques. À l’inverse, les commentaires négatifs visaient dans une large mesure des problèmes de mise en œuvre. Les Canadiens de première et de deuxième générations ont démontré qu’ils se réjouissaient à la perspective d’harmoniser leur propre bagage culturel avec l’héritage bilingue de leur pays d’adoption, mais qu’ils estimaient ne pas avoir les moyens institutionnels d’agir en ce sens. Selon eux, le problème tenait à un écart entre la rhétorique et la réalité.

Les expériences dont ont fait part les participants et les idées qu’ils ont échangées avaient tendance à rendre compte de la réalité linguistique de leur coin de pays. Manifestement, les rapports que l’on entretient avec le français ou l’anglais varient considérablement selon que l’on possède ou non déjà une certaine connaissance de l’une ou l’autre voire de ces deux langues et que l’on s’établit en Colombie‑Britannique ou, par exemple, au Nouveau‑Brunswick. Il est cependant utile de noter que quel que soit l’endroit où s’est tenu le forum, les participants ont démontré une solide reconnaissance à l’égard de l’idéal que représente la dualité linguistique. Loin de considérer le bilinguisme canadien comme voué à l’échec, les participants ont insisté sur les liens mutuellement complémentaires qu’ils percevaient entre cet idéal et celui du multiculturalisme canadien.

L’un des points de vue entendus à maintes reprises tout au long de ces forums est que la politique canadienne en matière de bilinguisme – qui s’articule non seulement autour du droit à des services, mais également à des mesures visant à encourager et à inciter tous les Canadiens à apprendre une deuxième langue officielle – représente un moyen particulièrement important de favoriser l’établissement d’une attitude tolérante et ouverte à l’égard des autres cultures et langues du monde. Les participants estimaient qu’en apprenant une deuxième langue officielle, les Canadiens étaient mieux en mesure de prendre conscience du parcours qu’empruntent les nouveaux arrivants lorsqu’ils viennent s’installer au Canada. Comme le soulignait l’un des participants, la promotion de la dualité linguistique « permet de sortir les gens de leurs enclaves et contribue à l’instauration d’une société où chacun est disposé à apprendre ».

Les forums ont également révélé que les néo-Canadiens perçoivent des avantages personnels dans l’apprentissage des deux langues officielles. Les néo-Canadiens estiment très clairement que le fait de connaître tant le français que l’anglais représente un atout professionnel, lequel peut les aider à réaliser leurs ambitions. À titre d’exemple, nous avons entendu l’histoire de Peter Liang, un employé de Statistique Canada de Vancouver, qui, peu de temps après qu’il soit entré en fonction, a décidé qu’il serait mieux en mesure de servir les Canadiens s’il était capable de travailler dans les deux langues.

Lorsqu’il est entré à la fonction publique, il parlait déjà l’anglais, le mandarin et le cantonais. Il s’est cependant engagé, en faisant preuve d’une enthousiaste détermination, à apprendre également le français. Il a joint des clubs de conversation, étudié des livres de grammaire, eu recours aux services Campusdirect du gouvernement fédéral et a même organisé des activités bilingues à Statistique Canada. Pendant deux ans, comme il le souligne, l’apprentissage du français a été sa « principale passion ». Fait relativement incroyable, il est parvenu, en relativement peu de temps, à atteindre le niveau le plus élevé des examens linguistiques du gouvernement fédéral. Avec le recul, il s’exprime ainsi au sujet de cette expérience :

L’apprentissage du français a été une expérience très fructueuse pour moi. Au début, je me disais que ce serait bon pour ma carrière, mais, finalement, j’ai obtenu beaucoup plus. Tout au long de ce périple, que je poursuivrai sans aucun doute, j’ai pu découvrir et comprendre un autre volet de l’identité canadienne et du patrimoine canadien. Je suis encore plus fier de dire que je suis un vrai Canadien.

Cette citation reflète parfaitement la raison pour laquelle les néo-Canadiens souhaitent apprendre les deux langues officielles, en soulignant les motivations tant pragmatiques qu’idéologiques qui sont associées au bilinguisme. L’expression « encore plus fier » témoigne de l’effort que les nouveaux arrivants sont prêts à consacrer pour parvenir à incarner le rêve canadien. Ironiquement, cette réalité pourrait laisser croire qu’en matière d’apprentissage d’une deuxième langue officielle, les nouveaux arrivants au Canada pourraient servir de modèle pour les autres Canadiens.

Lors des forums fut évoquée une troisième source de motivation, laquelle est particulièrement significative pour les jeunes immigrants de première et de deuxième générations au Canada. Dans la société de plus en plus mondialisée qui est la nôtre aujourd’hui, les jeunes immigrants estiment qu’il est tout à fait normal de s’exprimer dans plusieurs langues. Certains ont avancé que « le multiculturalisme est moderne », puisque ce modèle offre une occasion unique de se mobiliser au plan civique, à travers le monde. Pour ces jeunes, l’un des avantages de l’apprentissage du français et de l’anglais est que ces deux langues jouent un rôle de premier plan sur la scène internationale. À Halifax, nous avons recueilli les commentaires d’un jeune anglophone qui arrivait du Ghana et qui s’était rapidement mis à l’apprentissage du français. Invité à formuler un commentaire sur sa source de motivation, il s’est exprimé comme suit : « Apprendre le français, en particulier, m’a toujours paru important parce que celui-ci est parlé sur tous les continents et qu’il donne accès à des cultures extraordinaires. »

Les participants au forum avaient de nombreuses choses positives et encourageantes à dire au sujet de la dualité linguistique canadienne. Cependant, comme nous l’avons déjà souligné, tous les commentaires n’ont pas été positifs. Les critiques n’ont que rarement visé les valeurs. Elles visaient plutôt l’écart perçu entre les valeurs prétendues du bilinguisme, auxquelles adhéraient parfaitement les participants, et la réalité que connaissent, dans la pratique, les Canadiens de première et deuxième générations. Les participants au forum de Toronto, qui ont souligné le manque d’information et la piètre qualité des services en français, estimaient que le pays n’avait pas encore « résolu ses contradictions internes ». Ils estimaient que les politiques publiques devaient être adaptées pour mieux rendre compte des valeurs fondamentales du pays.

Les participants à d’autres forums ont reconnu qu’il existait d’importantes « contradictions » qu’il convenait de résoudre. L’un de ces problèmes tient au manque d’occasions offertes tant aux enfants qu’aux adultes d’apprendre une deuxième langue officielle et plus particulièrement le français. Si le Canada souhaite véritablement promouvoir le bilinguisme, ces participants se demandent pourquoi de telles occasions ne seraient pas largement mises de l’avant. Un autre problème fréquemment évoqué tient à la multiplicité des contradictions relevées en ce qui a trait aux politiques, entre les différents ordres de gouvernement. Ainsi, à titre d’exemple, lors du forum de Vancouver, les participants ont rappelé la surprise qui avait été la leur lorsque, au moment de s’établir au Canada, ils avaient découvert que le français n’était pas obligatoire dans le système d’enseignement public de Colombie‑Britannique.

Ces mêmes participants ont exprimé leur surprise et leur déception face au manque de possibilités de suivre des cours de langue française pour adultes. Les représentants de langue anglaise aux différents forums en venaient, pour l’essentiel, à la conclusion que la demande émanant de leurs communautés à l’égard d’une telle formation était nettement supérieure à l’offre. L’un des participants a évoqué avec enthousiasme, en plus d’en vanter les mérites, le programme ulpan d’Israël qui offre 500 heures de formation gratuite en hébreu aux nouveaux arrivants.

Une autre suggestion, qui laisse entrevoir d’intéressantes perspectives, consisterait à prendre un certain nombre de mesures audacieuses à l’égard de l’aspect du « droit à l’apprentissage » de la politique linguistique au Canada. Plutôt que d’être tout simplement axé sur les enfants faisant partie de communautés minoritaires de langue officielle, ce principe serait étendu à tous les hommes, à toutes les femmes ainsi qu’à tous les enfants de toutes les régions du pays. On ne peut établir clairement comment ce principe serait mis en œuvre. Cependant, on estimait que sa concrétisation permettrait d’améliorer la cohérence de la politique publique canadienne. L’un des participants a formulé la remarque suivante :

Idéalement, tous les Canadiens devraient avoir l’occasion de devenir bilingues. C’est un mythe de croire que les Canadiens de l’Ouest ne valorisent pas le français; il n’en est rien, mais tous n’ont pas l’occasion d’apprendre le français de manière approfondie.

Lors des forums de Halifax et de Toronto, fut évoqué un problème de nature différente concernant, cette fois, les nouveaux arrivants d’expression française à la recherche de la communauté francophone de leur région respective. Parmi les nombreux obstacles auxquels sont confrontés les nouveaux arrivants, les familles francophones arrivées depuis peu, qui s’établissent à l’extérieur du Québec, se butent fréquemment au défi que revêt le fait de trouver des institutions, des réseaux et des services francophones. Les participants ont indiqué qu’il y avait, à cet égard, un problème de « visibilité ». Lorsque des familles d’expression française parviennent à trouver la communauté francophone locale, elles sont en mesure de tisser des liens sociaux durables et d’acquérir un sentiment d’ancrage dans la collectivité. Cependant, les participants estimaient que des contacts de cette nature entre les nouveaux arrivants francophones et les communautés francophones existantes présentaient trop fréquemment un caractère accidentel plutôt que d’être planifiés :

Sauf au Nouveau-Brunswick, la population et les institutions francophones sont peu visibles pour les nouveaux arrivants. Cela s’explique en partie par un manque d’information au sujet de celles-ci tant avant le départ qu’à l’arrivée des nouveaux arrivants au Canada atlantique.

Un deuxième problème soulevé par les nouveaux arrivants d’expression française tient aux compétences linguistiques et à l’intégration au marché du travail local. Les pratiques en milieu de travail favorisent l’emploi de l’anglais. De telles pratiques se sont parfois même implantées dans des régions à prédominance francophone, comme à Montréal. Les participants au forum de Halifax ont affirmé que cette réalité engendrait un problème de « conflit de loyauté ». Comme l’anglais représente un atout au plan professionnel, les familles se sentent déchirées entre une éventuelle intégration à la communauté anglophone – pour améliorer leur anglais – et une intégration à la communauté francophone, qui risquerait de limiter leurs perspectives d’emploi.

Discussion

L’apport des participants lors des quatre forums a permis d’acquérir une meilleure compréhension tant inspirante que troublante de la façon dont les néo-Canadiens perçoivent et ressentent la dualité linguistique. La question consiste désormais à déterminer comment leurs commentaires doivent être interprétés, au vu de l’enchevêtrement complexe de la réalité empirique, de politiques plus ou moins réussies, de l’opinion publique et de la volonté politique. En toile de fond de cette réalité figure la trame narrative du déclin évoquée plus tôt. À l’avant‑plan, deux objectifs généraux en matière de politique se dégagent des forums : répondre à la demande de formation en langue française parmi les communautés de langue anglaise et permettre aux nouveaux arrivants de langue française de renforcer les communautés francophones, à l’extérieur du Québec.

Les forums suggèrent que tout discours privilégiant l’établissement d’une identité multiculturelle aux dépens de notre héritage bilingue représenterait une mesure qui se ferait au détriment des communautés d’immigrants elles‑mêmes. En effet, les participants aux forums se sont généralement montrés unanimes quant au fait que le bilinguisme canadien constitue un corollaire naturel et un facilitateur du multiculturalisme. Les nouveaux arrivants de divers horizons perçoivent le bilinguisme comme représentant un atout professionnel, une source de fierté civique et une force structurante de la nouvelle culture internationaliste des jeunes immigrants.

La question du bilinguisme comme source de fierté civique mériterait tout particulièrement de faire l’objet d’autres recherches et vérifications. Le désir d’appartenance civique est‑il suffisamment prononcé pour inciter les nouveaux arrivants à apprendre non seulement une langue officielle, mais les deux langues officielles? Ce point de vue, tel qu’il a été exprimé dans les forums, rappelle la tendance déjà bien établie selon laquelle les nouveaux arrivants participent plus au processus politique. Si celui‑ci pouvait être démontré, la trame narrative du déclin s’en trouverait renversée. Loin de constituer un mur de brique démographique, les nouveaux arrivants pourraient très bien devenir les leaders nationaux sur cette question.

Manifestement, le développement d’un tel leadership serait tributaire de l’existence d’une infrastructure institutionnelle en matière de formation linguistique – infrastructure dont les participants estiment actuellement qu’elle laisse à désirer. On ne peut envisager de se doter de moyens institutionnels et de possibilités d’apprentissage sans volonté politique. Il se pourrait que l’argument économique, établissant un lien entre les avantages d’une main‑d’œuvre bilingue et la vitalité commerciale et économique, puisse imposer une pression additionnelle sur les leaders politiques, au‑delà du simple argument de l’identité canadienne. En effet, une récente étude démontre l’avantage comparatif que représente une main‑d’œuvre bilingue pour les entreprises canadiennes qui exercent leurs activités sur le marché international14.

Une autre approche, telle qu’évoquée plus tôt, consisterait à accroître les possibilités en ce qui a trait au « droit à l’apprentissage ». Toutefois, le problème que représente le concept de droit à l’apprentissage d’une deuxième langue officielle – sans tenir compte de ses propres antécédents linguistiques ou de sa région de résidence – tient au fait que l’on ne peut encore déterminer clairement ce que cela signifierait en pratique. Pris à la lettre, un tel principe signifierait qu’un tel droit devrait être enchâssé dans la Charte canadienne des droits et libertés, ou inclus dans les lois sur les droits de la personne d’une province voire de plusieurs provinces. Des mesures moins légalistes permettraient‑elles d’atteindre le même objectif? Cette question mérite certainement d’être approfondie.

Un autre domaine qui mérite d’être étudié est celui du marché du travail. Les immigrants francophones qui souhaitent vivre en français à l’extérieur du Québec estiment que les incitations économiques à apprendre l’anglais représentent un obstacle à l’intégration à la communauté francophone minoritaire de leur région. Outre les inconvénients que cela représente au plan de la protection et de l’amélioration de la dualité linguistique canadienne, l’étude susmentionnée laisse également entrevoir l’existence d’inconvénients au plan macroéconomique pour le Canada. Cependant, comment les tendances actuelles en milieu de travail pourraient‑elles être réformées? Existe‑t‑il déjà des exemples, ailleurs dans le monde, de mécanismes de soutien que les gouvernements et les entreprises pourraient mettre de l’avant, à cette fin, avec succès? Cet aspect représente lui aussi un autre domaine de recherches intéressantes au plan de l’innovation politique.

L’identité nationale canadienne fondée, telle qu’elle est, sur des idéaux civiques plutôt que sur des liens ethniques représente à la fois une nouveauté et un concept déjà ancien. Au contraire de ceux qui présentent le pays comme un foyer d’accueil cosmopolite – confortable, mais sans racines ni permanence de finalité – les forums laissent entrevoir que les nouveaux arrivants aspirent à apporter une contribution au projet national qui a pris naissance sur les Plaines d’Abraham, il y a plus de 250 ans.

Indiscutablement, les nouveaux arrivants provenant de régions troublées du monde se réjouissent à la perspective de venir s’installer dans un pays qui respecte les notions de « paix, d’ordre et bon gouvernement ». Toutefois, ils souhaitent également faire partie d’une communauté politique ayant un but bien précis qui va au‑delà de ces vertus officielles. Le sentiment d’espoir que l’on tire de ces forums tient au fait que les néo-Canadiens déjà forts d’une solide expérience peuvent être des partenaires essentiels pour contribuer à façonner la destinée de leur pays d’adoption. Il y a lieu d’approfondir les recherches afin de déterminer précisément quel type d’infrastructures institutionnelles les aiderait à assumer le rôle pour lequel ils ont clairement manifesté de l’intérêt. Entre‑temps, il n’est jamais trop tôt pour contester les rabat-joie et pour rappeler aux Canadiens pourquoi ils devraient se sentir optimistes à l’égard de cet aspect essentiel de leur vie nationale.