« Vouée à la pluralité linguistique »: Négocier les politiques linguistiques et la diversité dans l’appareil fédéral–perspectives du passé et de nos jours
Par Robert J. Talbot, Ph. D.
Gestionnaire de recherche, Commissariat aux langues officiellesNote de bas de page 1
Comment la relation entre les politiques linguistiques et les politiques de la diversité a-t-elle été perçue au cœur de l’État canadien – parmi les acteurs non partisans de l’appareil fédéral? Qu’ont dit les hauts dirigeants les plus impliqués, comme les commissaires aux langues officielles notamment, au cours des décennies? Qu’en est-il des arbitres ultimes de nos lois et de nos valeurs de notre époque, c’est-à-dire les juges de la Cour suprême du Canada? Et des fonctionnaires ordinaires? Sans oublier le grand public — celui qui, après tout, le gouvernement fédéral est censé servir —, tout comme les Canadiens qui sont eux-mêmes d’origines diverses?
Pour certains, les politiques de bilinguisme officiel et de multiculturalisme sont difficiles à réconcilier. Pour d’autres, en particulier le Commissaire aux langues officielles, agent du parlement indépendant qui a la responsabilité de protéger les droits linguistiques et de promouvoir les deux langues officielles dans une société de plus en plus diversifiée, le bilinguisme et le multiculturalisme vont de pair et se complètent. Comme on le verra dans le texte qui suit, d’autres joueurs de l’appareil fédéral partagent cette perspective, tout comme bon nombre de Canadiennes et de Canadiens.
I. Réflexion approfondie : Ce que les commissaires d’hier et d’aujourd’hui ont dit au sujet du multiculturalisme et du bilinguisme officiel
Depuis des décennies, le Commissariat aux langues officielles du Canada maintient que les deux politiques – celle du multiculturalisme et celle du bilinguisme officiel – partagent un même objectif, à savoir combattre les préjugés de toutes sortes à l’endroit des minorités afin de favoriser un plus grand esprit de tolérance dans la société canadienne et, ultimement, fortifier la cohésion sociale.

Figure 1. Max Yalden, Commissaire aux langues officielles (1977-1984). Source: Commissariat aux langues officielles.
Comme l’avait expliqué le second commissaire aux langues officielles, Max Yalden (1977-1984), dont les mots ont inspiré le titre de cet article :
Une nation qui se donne la peine de se doter de deux langues officielles ou davantage est par essence vouée à la pluralité linguistique. Loin d’exclure l’utilisation des autres langues, la reconnaissance officielle de certaines langues pour les besoins gouvernementaux signale à chacun l’importance que l’on attache aux traditions et aux ressources linguistiques. […] Les deux langues officielles sont les piliers sur lesquels repose la liberté linguistique canadienne. L’histoire le veut ainsi, mais également l’avenirNote de bas de page 2.
Lorsqu’il évoque la fin de sa décennie de service (2006-2016), le commissaire Graham Fraser souligne que la question qu’on lui posait le plus fréquemment était celle-ci : « [C]omment concilier la politique linguistique du Canada et le multiculturalismeNote de bas de page 3? » Expliquer la relation entre multiculturalisme et bilinguisme officiel n’a jamais été chose facile pour le Commissariat. « L’une des tâches les plus ingrates du Bureau, » a écrit le commissaire Yalden dans la version française de son rapport annuel de 1979, « est souvent de persuader les gens que la reconnaissance des deux langues officielles, au palier fédéral ou autre, n’a rien de discriminatoire envers les cultures enracinées dans d’autres langues. Reconnaissons qu’il nous faut là bien souvent marcher sur la corde raideNote de bas de page 4 ». Le tout premier commissaire aux langues officielles du Canada, Keith Spicer (1970‑1977), qui n’a jamais manqué de franchise, a exprimé sa propre frustration devant le fait que d’autres anglophones de l’extérieur du Québec s’en prennent aux communautés francophones en situation minoritaire au nom de la diversité :
[Q]uand leurs concitoyens n’affectent pas à leur endroit la plus totale indifférence, ils les invitent à s’assimiler ou, tout au moins, à ne pas se montrer plus exigeants que leurs voisins des ‘‘autres’’ groupes ethniques. En règle générale, les plus ardents détracteurs de la loi linguistique québécoise […] chez les anglophones sont ceux-là mêmes qui, depuis des années, ont [aussi] pris la tête de mouvements dont le but est de nier aux francophones le libre choix d’une école française décente et l’accès à des services dans leur langue, payés de leurs impôtsNote de bas de page 5.
En octobre 2021, lors du 50e anniversaire de la politique sur le multiculturalisme du Canada, le commissaire actuel, Raymond Théberge, a fait écho des propos de ses prédécesseurs en signalant sa propre inquiétude par rapport aux sophismes trompeurs à somme nulle qu’on entend parfois dans le discours public :
Trop souvent, on entend dire que faire régresser les droits linguistiques des francophones profitera à d’autres langues. […] [Admettons que] le fait de s’attaquer à la communauté linguistique minoritaire de loin la plus importante au Canada (tant au pays dans son ensemble qu’à l’extérieur du Québec) devrait n’être guère rassurant pour les autres groupes minoritaires qui souhaitent faire progresser leurs droitsNote de bas de page 6.
Si le pays ne comptait qu’une seule langue officielle, parlerions-nous autant de la nécessité de promouvoir les autres? C’est la grande question.
Le Commissariat avait commencé à se pencher sérieusement sur la question à la fin des années 1970 et au début des années 1980, à l’époque où les droits en matière de multiculturalisme et de langues officielles ont été enchâssés dans la Constitution. À l’époque, comme aujourd’hui, son point de vue, exprimé par le commissaire Yalden dans son rapport annuel de 1980, était que les deux politiques, qui se renforçaient mutuellement, s’avéraient politiquement nécessaires :
Égalité et justice, qui sont des composantes essentielles de la Loi sur les langues officielles, ne sont en rien incompatibles avec le respect dû aux autres langues. Bien au contraire, à notre avis, leur préservation ne peut qu’influer favorablement sur notre seuil de tolérance linguistique national et assouplir les relations quelquefois tendues entre l’anglais et le françaisNote de bas de page 7.
Le Commissariat a reconnu que les deux politiques ont été marquées de nombreux malentendus. Comme l’expliquait le commissaire Yalden, en ce qui a trait aux minorités ethnoculturelles : « Ce qui suscite de l’animosité – et c’est très normal – c’est l’implication que seuls l’anglais et le français ont une valeur intrinsèque quelconqueNote de bas de page 8. » Elles aussi voulaient qu’on leur accorde de la valeur – d’être vues – par l’ensemble de la société. Selon Yalden, « [d]ans la pratique, la force de leur attachement [à leur langue] ne tient pas seulement à l’importance qu’elle a pour eux, mais à l’idée qu’ils se font […] du respect que lui accorde leur pays d’adoptionNote de bas de page 9 ». À l’inverse, les communautés de langue officielle en situation minoritaire voulaient la garantie que la célébration d’autres langues issues du multiculturalisme ne serait pas invoquée par les pourfendeurs du bilinguisme (selon le commentaire de Keith Spicer ci-dessus) pour affaiblir leurs droitsNote de bas de page 10. Pendant ce temps, la majorité anglophone à l’extérieur du Québec et la majorité francophone au Québec voulaient la garantie que le multiculturalisme ne mènerait pas à une « fragmentation sociale ». Si rien n’est fait, a prévenu Yalden, ces doutes pourraient se transformer en discrimination ouverte contre les groupes ethnoculturels et les minorités de langue officielle, « une hostilité morbide vis-à-vis tout ce qui est différentNote de bas de page 11 ».
II. Passer de la parole aux actes : Les efforts du commissariat afin de tirer profit du bilinguisme officiel pour favoriser le multiculturalisme, et vice versa
Ce qu’il fallait vraiment, de l’avis du Commissariat, c’était une plus grande collaboration entre les communautés de langue officielle en situation minoritaire et d’autres groupes pour montrer comment le multiculturalisme et le bilinguisme officiel pouvaient se renforcer mutuellement et contribuer à la cohésion sociale. Comme Yalden l’a expliqué en 1984 dans son dernier rapport annuel :
Il faut tout mettre en œuvre pour faire valoir aux yeux des Canadiens l’importance et la complémentarité des programmes de bilinguisme et de multiculturalisme, qui sont toutes deux essentielles à l’harmonie sociale et à notre épanouissement culturel. Si nous nous réjouissons des efforts consentis par le gouvernement pour expliquer aux groupes allophones et autochtones l’importance du bilinguisme officiel, nous estimons par ailleurs qu’il faut favoriser bien davantage le rapprochement entre ces groupes et les minorités de langue officielleNote de bas de page 12.
Parmi les premiers exemples cités par le Commissariat, mentionnons les organismes franco-ontariens et ethnoculturels qui s’appuyaient mutuellement pour l’autonomie scolaire et l’enseignement des langues patrimoniales, ainsi que les organismes ethnoculturels qui travaillaient avec la communauté franco‑manitobaine pour lutter contre la discrimination. Tous les groupes minoritaires, et en fait tous les Canadiens, a expliqué que le commissaire Yalden, s’intéressaient à la lutte contre les préjugés : « De plus en plus de Canadiens se rendent compte du fait que le véritable ennemi est celui qui transforme la diversité linguistique et culturelle en une hantise simpliste qui nous fait craindre pour nos emplois, pour la qualité de notre enseignement et l’intégrité de notre voisinageNote de bas de page 13. »
Comme le commissaire Yalden l’écrivait en 1981 à la veille du rapatriement de la Constitution, il ne s’agissait pas seulement de lutter contre la discrimination et d’encourager un plus grand esprit de tolérance à l’heure actuelle, mais de réparer les torts du passé :
Nous commençons à comprendre que non seulement nous étions paternalistes, mais que nous étions aveugles. Nous avons un exemple frappant dans la situation faite aux langues autochtones. Il n’y en a pas de plus authentiquement canadiennes et dont le statut soit pourtant si peu clair et l’avenir menacéNote de bas de page 14.
Au cours des années suivantes, sous la direction des commissaires Yalden et D’Iberville Fortier (1984‑1991), le Commissariat a demandé des mesures qui, espéraient-ils, feraient progresser le multiculturalisme et la diversité dans un cadre bilingue, notamment :
- l’enseignement des langues patrimoniales dans les écoles, notamment les langues autochtones;
- un meilleur enseignement de l’anglais et du français aux immigrants, afin de faciliter leur intégration;
- une reconnaissance plus positive dans la Loi sur les langues officielles elle-même des langues autres que le français et l’anglais, un geste qui a apparemment été bien accueilli par les dirigeants de diverses communautés à l’époqueNote de bas de page 15.
Au cours des dernières décennies, les commissaires Dyane Adam (1999-2006) et Graham Fraser (2006‑2016) ont sensibilisé le public à la diversité et la multiplicité des identités dans les communautés de langue officielle en situation minoritaire, et la nécessité de miser sur l’immigration pour assurer la vitalité démographique continue des communautés francophones, non seulement au Québec, mais partout au pays. Cela, ont insisté Adam et Fraser, nécessiterait une plus grande immigration non seulement des régions francophones d’Europe, mais aussi de l’Afrique, qui abrite les plus grandes populations francophones du monde, et d’ailleurs dans le monde. En effet, une priorité stratégique de longue date de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada a été de sensibiliser la population à la diversité des communautés francophones en situation minoritaire et d’encourager l’immigration. À l’automne 2021, le commissaire Théberge a également souligné la nécessité d’une plus grande immigration en provenance de la Francophonie internationale dans son étude sur la cible de 4,4 % du gouvernement fédéral en matière d’immigration francophoneNote de bas de page 16.

Version texte : Figure 2. Deux études du commissariat aux langues officielles, sur l’immigration, la diversité et les langues officielles.
- Ce que les néo-canadiens nous disent au sujet du Canada de demain : forums de discussion sur les perceptions des Canadiens de diverses origines envers la dualité linguistique. Rapport sommaire, juin 2014.
- Étude d’analyse statistique de la cible de 4,4 % d’immigration d’expression française au sein des communautés francophones en situation minoritaire : près de 20 ans après son adoption, il est temps de faire mieux et d’en faire plus. Rapport final, novembre 2021.
De 2007 à 2012, le Commissariat a tenu des consultations sur la diversité à Toronto, Vancouver, Halifax et Montréal. « Le multiculturalisme et les politiques linguistiques du Canada », a expliqué le commissaire Fraser, « proviennent tous deux de la conviction que tous les citoyens sont égaux, et font en sorte qu’ils peuvent à la fois conserver leur identité, être fiers de leurs origines et avoir un sentiment d’appartenanceNote de bas de page 17 ». Selon le rapport sommaire, publié en 2014, une variété d’opinions a été exprimée par les participants, mais ce qui les réunissait, c’était la conviction que la diversité et les langues officielles vont de pair :
[L]es commentaires recueillis dans le cadre des forums de discussion ont été tant positifs que négatifs. [...] [Mais] quel que soit l’endroit où s’est tenu le forum, les participants ont démontré une solide reconnaissance à l’égard de l’idéal que représente la dualité linguistique. Loin de considérer le bilinguisme canadien comme voué à l’échec, les participants ont insisté sur les liens mutuellement complémentaires qu’ils percevaient entre cet idéal et celui du multiculturalisme canadienNote de bas de page 18.
III. Intersectionnalité au travail : Les langues officielles et la diversité telles que les fonctionnaires fédéraux les voient au quotidien
Un défi particulier auquel le Commissariat a continué de faire face est la perception que les exigences en matière de bilinguisme (habituellement les exigences en français) pour certains emplois fédéraux – des postes subalternes aux niveaux les plus élevés – constituent un obstacle à la diversité dans la fonction publique. Comme l’a expliqué un fonctionnaire de langue anglaise : « [J]’appuie nos langues officielles, mais je crois aussi à l’équité, à la diversité et à l’inclusion; ces deux cadres s’opposent souvent. [Le gouvernement fédéral] doit donner des directives claires à cet effetNote de bas de page 19. » Cette personne avait certainement raison sur un point, à savoir qu’il nous faut expliquer en quoi les langues officielles font partie intégrante de l’équité, de la diversité et de l’inclusion dans la fonction publique fédérale.
Les francophones, en particulier, peuvent se heurter à des obstacles qui les empêchent de recourir à leur première langue officielle au travail. D’entrée de jeu, ils ont accès à beaucoup moins d’emplois dans leur langue. Alors que la plupart des postes (54 %) dans l’administration publique centrale peuvent exiger l’anglais uniquement, seulement 8 % des postes peuvent exiger le françaisNote de bas de page 20. Un sondage en ligne mené en 2019 par le Commissariat sur l’insécurité linguistique chez les fonctionnaires a révélé que, parmi les plus de 5 000 francophones interrogés, 44 % (près de la moitié!) ont dit qu’ils se sentaient ou se sentiraient mal à l’aise d’utiliser le français au travail, bien qu’il s’agisse d’un droitNote de bas de page 21. Cela contraste fortement avec les résultats obtenus par leurs collègues anglophones, dont 15 % ont dit qu’ils se sentaient ou se sentiraient mal à l’aise d’utiliser l’anglais au travail. Parmi les anglophones qui hésitaient à utiliser l’anglais, un nombre disproportionné d’entre eux se trouvaient dans les bureaux fédéraux au Québec (à l’extérieur de la région de la capitale nationale), où l’anglais est la langue officielle minoritaire (voir la figure 3). Le même sondage a révélé qu’un employé francophone sur cinq hésitait à recourir au français avec son superviseur direct, la personne la plus responsable de s’assurer que ses droits linguistiques sont respectésNote de bas de page 22. Parmi les francophones qui ont dit qu’ils se sentiraient mal à l’aise d’écrire dans leur langue au travail, deux sur cinq craignaient « d’être perçus comme des fauteurs de troubles » et parmi ceux qui hésitaient à parler français au travail, un sur trois a avoué que « [l]es collègues ont tendance à passer à [l’anglais] »Note de bas de page 23.

Version texte : Figure 3. Commissariat aux langues officielles, (In)sécurité linguistique au travail – Sondage exploratoire sur les langues officielles auprès des fonctionnaires du gouvernement fédéral du Canada (2021).
Mal à l’aise d’utiliser le français :
- 44 % des francophones
- 39 % des anglophones
Mal à l’aise d’utiliser l’anglais :
- 15% des anglophones – 32% au Québec (à l’extérieur de la région de la capitale nationale)
- 11% des francophones – 18% au Québec (à l’extérieur de la région de la capitale nationale)
Dans ces circonstances, un recul des droits linguistiques ne ferait qu’ajouter aux obstacles auxquels sont déjà confrontés de nombreux francophones, y compris les milliers de fonctionnaires francophones des groupes visés par l’équité en matière d’emploi. Dans l’administration publique centrale du gouvernement fédéral, 32 % des employées, 25 % des employés autochtones, 24 % des employés handicapés et 22 % des employés issus de minorités visibles sont francophonesNote de bas de page 24. Comme l’a mentionné un répondant à l’enquête sur l’insécurité linguistique : « L’effet de marginaliser les francophones a aussi un effet sur l’avancement professionnel des fonctionnaires, d’autant plus que je suis une minorité visible avec accentNote de bas de page 25. » Et pourtant, dans le grand discours de langue anglaise à l’extérieur du Québec, la diversité de la francophonie pancanadienne demeure parfois invisible. Je me demande combien d’entre nous sont au courant du fait qu’après l’anglais, la langue la plus connue chez les immigrants, chez les minorités visibles et chez les Canadiens autochtones est le français. Selon le recensement de 2016Note de bas de page 26, environ un francophone canadien sur dix fait partie d’une minorité visible (soit 800 000 personnes), un francophone sur dix est immigrant (encore une fois, 800 000 personnes) et un francophone sur 40 est autochtone (200 000 personnes). Chacune de ces proportions est encore plus élevée à l’extérieur du Québec, où les droits de la langue française et, par extension, la diversité que ces droits aident à protéger sont particulièrement vulnérablesNote de bas de page 27.
Heureusement, de nombreux fonctionnaires, anglophones et francophones, reconnaissent que la promotion des droits en matière de langues officielles dans la fonction publique peut contribuer à l’inclusivité en permettant aux deux groupes de participer plus pleinement, en raison des valeurs positives qu’ils véhiculent. Comme l’a expliqué une fonctionnaire du Canada atlantique, cela lui a donné un sentiment d’empathie :
Venant de mon milieu, où vous êtes noir et issu d’une communauté, à justifier que vous devez être là où vous êtes et que vous avez des droits, des droits égaux [...]. Je connais bien cette dynamique. Je ne sais pas ce que c’est que d’être francophone, mais je sais ce que c’est que d’attendre après une chose qui vous est due, à laquelle vous avez droit par la loi, sans jamais l’obtenirNote de bas de page 28.
Une autre fonctionnaire, une jeune professionnelle francophone du Québec qui a répondu au sondage de 2019 du Commissariat, estime que la promotion des langues officielles et celle du multiculturalisme vont de pair :
En favorisant le bilinguisme pour tout le monde au Canada, en commençant par la prochaine génération, nous faisons un pas de plus vers un pays fièrement multiculturel et multiethnique. À quel point serait-il cool d’aller n’importe où au Canada et que tout le monde parle [...] français, anglais, et j’en passeNote de bas de page 29?
Elle n’est pas la seule. Au Québec, les répondants anglophones au sondage ont fait preuve d’une ouverture particulière à l’égard du travail dans les deux langues, et parmi les répondants anglophones dans toutes les régions étudiées, deux sur cinq voulaient en fait davantage de possibilités d’utiliser le français au travailNote de bas de page 30.
Les commentaires d’un autre répondant au sondage, lui-même multilingue, mais qui ne parlait pas encore le français, étaient tout aussi révélateurs. Pour lui, la réponse n’est pas de réduire les exigences en matière de langues officielles pour les emplois de la fonction publique fédérale, mais d’améliorer l’accès à la formation linguistique :
L’anglais est ma langue seconde, je parle trois autres langues aussi, le français sera ma cinquième. Sans l’accès adéquat à la formation en français, je considère l’exigence de bilinguisme comme un obstacle dans ma carrière, puisque la plupart des postes supérieurs sont bilingues. À mon humble avis, le gouvernement du Canada devrait faciliter l’accès à la formation en français pour tous les employés afin de promouvoir le bilinguisme, la diversité et l’inclusivitéNote de bas de page 31.
Il n’était pas le seul. Alors que la recommandation la plus courante parmi les répondants anglophones au sondage était de demander plus de formation linguistique, moins de 4 % voulaient réduire les exigences en matière de bilinguisme. Un répondant l’a exprimé ainsi : « J’envie les Européens qui parlent jusqu’à cinq langues, comme si ça allait de soi! Ça serait bien de favoriser davantage l’exposition aux deux langues officielles et aux deux cultures, sans oublier celles des autochtonesNote de bas de page 32. »
Il est évident que pour ces fonctionnaires fédéraux, en matière de diversité et d’inclusion, on devrait aspirer à plus, et non à moins.
IV. Le jugement ultime de l’appareil fédéral : Langues officielles et diversité selon certains des plus hauts fonctionnaires du Canada, les juges de la Cour suprême
Pour certains des postes les plus élevés de l’appareil fédéral, la relation entre la diversité et le bilinguisme officiel a connu une certaine tension ces derniers temps, notamment la politique du gouvernement de nommer des juges bilingues à la Cour suprême. Ignorons pour l’instant le fait que selon les sondages, une majorité de la population canadienne, y compris une majorité de personnes issues de la diversité, est d’accord que les juges de la Cour suprême devraient être capables de parler les deux langues officiellesNote de bas de page 33.
Mais ce que nous n’entendons pas souvent, c’est ce que les juges – les arbitres ultimes de nos lois, de nos valeurs et de nos normes – en pensent. Une analyse des candidatures de personnes récemment nommées, rendues publiques depuis 2015, suggère que pour le juge Nicholas Kasirer du Québec, le juge Malcolm Rowe de Terre-Neuve-et-Labrador et la juge Sheilah Martin de l’Alberta, le multiculturalisme, l’autochtonie et les langues officielles figurent tous en tête de liste de ce qui constitue la diversité canadienneNote de bas de page 34. À la question « Comment votre expérience vous a-t-elle permis de saisir la variété et la diversité des Canadiens et des Canadiennes et de leurs perspectives spécifiques? », le juge Kasirer a expliqué que « deux éléments […] ont contribué à ma compréhension du bienfait qu’est le pluralisme pour l’administration de la justice, à savoir un engagement professionnel envers le bilinguisme et une vie professionnelle et familiale touchée par l’hybridité culturelle montréalaise »Note de bas de page 35. Répondant à la même question, le juge Rowe a, quant à lui, mentionné l’importance d’interagir avec les Canadiens d’origines diverses et multiples, notamment les « immigrants ou [les] enfants d’immigrants » de partout au Canada, les « francophones au Québec et à l’extérieur du Québec » ainsi que les « Premières Nations et [l]es Inuits »Note de bas de page 36. De façon similaire, la juge Martin a évoqué les droits linguistiques en plus de la « protection […] [d’]une société multiculturelle » et des « droits collectifs [des] autochtones » pour défendre l’idée selon laquelle « l’histoire du Canada au fil du temps est demeurée axée sur la collectivité et l’inclusion »Note de bas de page 37.


Figure 4. Le Juge de la Cour suprême Mahmud Jamal, nommé en 2021, et la Juge de la Cour suprême Michelle O’Bonsawin, nommée en 2022. Source : Cour suprême du Canada.
L’une des déclarations les plus éloquentes est peut-être celle de l’un des plus récents juges de la Cour suprême et de son premier membre d’une minorité visible, le juge Mahmud Jamal, un anglophone de l’Ontario. Pour lui, la possibilité de travailler dans différentes régions du pays et d’utiliser les deux langues officielles en cour a, comme il l’a dit, « éveillé en lui une plus grande sensibilité envers la diversité canadienne et la richesse à la fois intellectuelle et culturelle qui en découle ». Cela l’a aidé à
en apprendre davantage […] sur les différences entre les provinces, mais surtout, sur les nombreux points communs qui nous rapprochent. Ces expériences ont renforcé mes convictions à l’égard de la diversité, mais aussi à l’égard du caractère essentiel de l’unité du pays, de ses habitants et de la profession juridique canadienneNote de bas de page 38.
La nouvelle collègue du juge Jamal à la Cour suprême, la juge Michelle O’Bonsawin, également de l’Ontario, est également bien placée pour parler de l’intersectionnalité entre le bilinguisme officiel et la diversité plus large du Canada. Nommée en septembre 2022, O’Bonsawin est la première juge autochtone de la Cour suprême du Canada. Ses origines en tant que « femme autochtone francophone » sont un exemple frappant, selon elle, « de la grande diversité [intersectionnelle] qui rend notre pays si spécial ». En tant que membre d’une minorité francophone et en tant que femme abénakise, la juge O’Bonsawin a expliqué comment, au cours de sa vie, elle a parfois été soumise à plus d’une forme de marginalisation:
Bien que j’aie grandi en parlant une langue marginalisée dans une communauté majoritairement anglophone, j’ai personnellement fait l’expérience de la façon dont certaines personnes peuvent être inclusives alors que d’autres peuvent être intolérantes et insensibles à l’égard de mon héritage autochtone et francophone.
Elle fait toutefois remarquer que ces attitudes d’exclusion ne sont pas le fait de tous les Canadiens, en partie à cause de la diversité croissante du pays: « Même après vécu de telles rencontres, je continue de croire qu’en tant que nation, nous sommes plus inclusifs et diversifiés aujourd’hui que jamaisNote de bas de page 39. »
V. Parler pour soi : La diversité, les langues officielles et l’opinion publique
En fin de compte, ce qui importe vraiment, en ce qui concerne les langues officielles et la grande diversité du Canada, c’est la perception de ceux que le gouvernement fédéral est censé servir — les Canadiens, y compris ceux qui proviennent de milieux divers.
À ce sujet, les universitaires et les commentateurs qui parlent souvent de ces questions voudront peut-être vérifier auprès du Canadien moyen pour savoir ce qu’il en pense vraiment. Lors du symposium intitulé « Réconcilier le multiculturalisme dans le Canada d’aujourd’hui » à l’Université de l’Alberta en décembre 2021 pour souligner le 50e anniversaire de la politique canadienne de multiculturalismeNote de bas de page 40, quelques participants ont beaucoup parlé de la façon dont la reconnaissance des deux langues officielles constitue un affront (plutôt qu’une affirmation) à la diversité du Canada. On supposait implicitement que ce cadre reflétait les points de vue de nombreux Canadiens, y compris des Canadiens de diverses origines, comme des immigrants, des membres de groupes racialisés, des autochtones ou des personnes dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français. Il est intéressant de noter que les participants qui ont fait valoir ce point lors de la table ronde en question l’ont fait dans une seule langue — l’anglais. Si le médium est le message, comme l’a si bien dit Marshall McLuhan, ce qu’on en tire n’a rien d’une grande hétérogénéité culturelle et linguistique.
Alors, que pensent les Canadiennes et les Canadiens? Comment les expériences de celles et ceux issus de la diversité intersectent-elles avec leurs perceptions par rapport aux langues officielles?
Un sondage téléphonique d’opinion publique (n=1 507) mené par Environics Research pour le Commissariat à l’automne 2021 suggère, en effet, que l’appui aux langues officielles concorde avec l’appui aux autres formes de diversité. Les résultats du sondage probabiliste démontrent qu’une forte majorité de la population canadienne – autant chez les francophones que chez les anglophones – est d’accord avec les énoncés sur le potentiel de renforcement mutuel des langues officielles et des autres formes de diversité, y compris le multiculturalisme. Dans le même sondage, les personnes issues de la diversité tendent aussi à être d’accord avec le fait que les langues officielles sont à même d’accompagner ou de renforcer d’autres formes de diversité, à des pourcentages semblables et parfois supérieurs à ceux des autres répondantes et répondantsNote de bas de page 41.
Plus précisément, la population canadienne, notamment les jeunes et les personnes issues de la diversité, s’entend pour dire que :
- « Le fait d’avoir deux langues officielles, au lieu d’une seule, envoie le message que la diversité linguistique est une valeur importante au Canada. »
- 86 % au total
- 91 % parmi les 18 à 34 ans
- 87 % parmi les personnes dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français
- « Le fait d’avoir deux langues officielles a fait du Canada un lieu plus accueillant pour les personnes immigrantes de diverses cultures et origines ethniques. »
- 79 % au total
- 85 % parmi les 18 à 34 ans
- 79 % parmi les personnes nées à l’extérieur du Canada
- « La politique de bilinguisme officiel du Canada et sa politique de multiculturalisme fonctionnent bien ensemble. »
- 68 % au total (identique chez les francophones et chez les anglophones)
- 70 % parmi les 18 à 34 ans
- 75 % parmi les personnes issues de groupes racialisés
Ce qui est encore plus encourageant, dans le contexte de la réconciliation, c’est que 78 % croient que le Canada peut et devrait promouvoir à la fois les deux langues officielles et les langues autochtonesNote de bas de page 42.

Version texte : Figure 5. Infographie montrant la perception qu’ont les Canadiens de la relation entre les langues officielles et la diversité. Source : Commissariat aux langues officielles, 2022.
Le soutien aux langues officielles et à d’autres formes de diversité peut aller de pair!
La population canadienne est d’accord, y compris les jeunes et les personnes issues de la diversité, que :
- « Le fait d’avoir deux langues officielles, au lieu d’une seule, envoie le message que la diversité linguistique est une valeur importante au Canada. »
- 86 % au total
- 91 % parmi les 18 à 34 ans
- 87 % parmi les personnes dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français
- 86 % au total
- « Le fait d’avoir deux langues officielles a fait du Canada un lieu plus accueillant pour les personnes immigrantes de diverses cultures et origines ethniques. »
- 79 % au total
- 85 % parmi les 18 à 34 ans
- 79 % parmi les personnes nées à l’extérieur du Canada
- 79 % au total
- « Le Canada peut et devrait promouvoir à la fois les deux langues officielles et les langues autochtones. »
- 78 % au total
- 89 % parmi les 18 à 34 ans
- 92 % parmi les répondants autochtones (*échantillon très petit : 57 répondants)
- 78 % au total
- « La politique de bilinguisme officiel du Canada et sa politique de multiculturalisme fonctionnent bien ensemble. »
- 68 % au total (identique chez les francophones et chez les anglophones)
- 70 % parmi les 18 à 34 ans
- 75 % parmi les personnes issues de groupes racialisés
- 68 % au total (identique chez les francophones et chez les anglophones)
Les langues officielles et la place du Canada dans le monde :
- « L’existence de deux langues officielles contribue favorablement à l’image internationale du Canada. »
- 86 %
- 90 % parmi les 18 à 34 ans
- 88 % parmi les personnes nées à l’extérieur du Canada
- 86 %
Sondage administré par Environics pour le compte du Commissariat aux langues officielles, de septembre à octobre 2021. Les résultats du sondage téléphonique (échantillon : 1 507 répondants) comportent une marge d’erreur à l’échelle nationale de ±2,5 %, 19 fois sur 20.
Comme je l’ai dit ailleurs, l’apprentissage (parfois difficile) de deux langues au lieu d’une seule au cours de notre histoire a aidé les Canadiens à voir à quel point la différence et la diversité sont des forces, non des faiblesses, et comment ces langues ont contribué à favoriser une plus grande ouverture aux autres culturesNote de bas de page 43. À cet effet, le fait d’avoir deux langues d’intégration à l’échelle du pays, plutôt qu’une seule, demeure notre meilleure défense contre la politique d’homogénéisation du « creuset d’assimilation » qui a prévalu ailleurs. Le sondage de 2021 du Commissariat sur les langues officielles et le bilinguisme semble corroborer ces hypothèses. Un volet en ligne du sondage (n=1 500) a montré que l’appui aux langues officielles coïncide avec une perspective plus tolérante en général, tandis que la petite minorité de Canadiens qui s’opposaient à la Loi sur les langues officielles avait aussi tendance à croire que le Canada « est allé trop loin dans ses efforts pour établir l’égalité des droits », et que l’immigration « menace les valeurs bien établies des CanadiensNote de bas de page 44 ».
Loin d’être une entrave à la diversité, la promotion du bilinguisme officiel, notamment dans la fonction publique canadienne, peut favoriser le pluralisme et l’inclusion dans les institutions fédérales. Elle permet de mieux refléter les différentes réalités canadiennes dans un contexte où beaucoup de fonctionnaires francophones disent ressentir plus de barrières à l’utilisation de leur langue. Il faut donc se rappeler que le bilinguisme est une constituante importante de la diversité canadienne, de l’équité et de l’inclusion, et non quelque chose à part.