Soyons honnêtes au sujet du multiculturalisme et du bilinguisme officiel : points de vue du commissaire aux langues officielles

Par Raymond Théberge, commissaire aux langues officiellesNote de bas de page 1

Le 8 octobre 2021 marque le 50e anniversaire de la Politique canadienne du multiculturalisme, une première mondiale à l’époque.

À titre d’agents du Parlement responsables de la promotion et de la protection des droits en matière de langues officielles de tous les Canadiens, peu importe leurs origines, les commissaires aux langues officielles ont longtemps cherché à comprendre et à mieux expliquer la relation entre le multiculturalisme et le bilinguisme officiel. Cette tâche n’a pas toujours été facile. Dans son rapport annuel de 1979, le commissaire Max Yalden a écrit qu’il s’agissait de « [l]’une des tâches les plus ingrates du Bureau… il nous faut là bien souvent marcher sur la corde raide ». À la fin de son mandat en 2016, le commissaire Graham Fraser a affirmé que ce qu’on lui demandait le plus souvent était d’expliquer comment il conciliait la politique linguistique du Canada et le multiculturalisme.

En bref, les commissaires d’hier (et celui d’aujourd’hui!) estiment que ces deux politiques sont non seulement complémentaires, mais qu’elles se renforcent aussi mutuellement. Dans son rapport de 1980, le commissaire Yalden a expliqué ce qui suit : « Égalité et justice, qui sont des composantes essentielles de la Loi sur les langues officielles, ne sont en rien incompatible avec le respect dû aux autres langues. Bien au contraire, à notre avis, leur préservation ne peut qu’influer favorablement sur notre seuil de tolérance linguistique national et assouplir les relations quelquefois tendues entre l’anglais et le français. »

Soyons honnêtes; cette opinion n’est pas partagée par tous. En effet, les deux politiques sont souvent mal comprises et, parfois, délibérément mal interprétées. Selon certaines personnes au Canada anglais, le bilinguisme officiel nuit au multiculturalisme, car il privilégie injustement le français au détriment des autres langues minoritaires, tandis qu’au Canada français, on entend parfois dire que le multiculturalisme fait du français une langue minoritaire parmi les autres, lui faisant perdre son statut égal à l’anglais.

Mais, les objectifs des politiques de bilinguisme officiel et de multiculturalisme sont-ils réellement contradictoires?

De quoi est-il question exactement?

Qu’est-ce que le multiculturalisme?

En peu de mots, comme il est indiqué dans la Charte canadienne des droits et libertés, il s’agit d’un engagement pour « le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». Plus précisément, la Loi sur le multiculturalisme canadien établit « que le gouvernement fédéral reconnaît que la diversité de la population canadienne sur les plans de la race, de la nationalité d’origine, de l’origine ethnique, de la couleur et de la religion constitue une caractéristique fondamentale de la société canadienne et qu’il est voué à une politique du multiculturalisme destinée à préserver et valoriser le patrimoine multiculturel des Canadiens tout en s’employant à réaliser l’égalité de tous les Canadiens dans les secteurs économique, social, culturel et politique de la vie canadienne ». En outre, cette loi charge le gouvernement, « parallèlement à l’affirmation du statut des langues officielles et à l’élargissement de leur usage, [de] maintenir et [de] valoriser celui des autres langues ». En résumé, d’après la politique de multiculturalisme, en ce qui concerne l’avancement des langues officielles et des autres langues, il est possible de faire d’une pierre deux coups.

Le multiculturalisme aide les Canadiens de diverses origines à se sentir reconnus, appréciés et réellement chez eux au Canada, ce qui les encourage à adhérer aux valeurs communes qui définissent la société canadienne, notamment celle du bilinguisme officiel. En effet, dès le début, il a été question de multiculturalisme dans un cadre bilingue, car la politique encourage les Canadiens d’origines diverses à participer à la société en général dans l’une des langues officielles ou les deux. La diversité canadienne englobe, bien sûr, les Premières Nations, les Inuits et les Métis ainsi que les descendants des premiers immigrants de France et des îles Britanniques, mais la politique de multiculturalisme ne leur est pas destinée en soi.  Elle vise plutôt d’autres communautés ethnoculturelles, notamment les néo-Canadiens et les descendants de générations antérieures d’immigrants de partout au monde.

Qu’en est-il du bilinguisme officiel?

Au titre de la Charte canadienne et de la Loi sur les langues officielles, le français et l’anglais sont les langues officielles du pays et « ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada ».

Mais c’est plus que cela. Le bilinguisme officiel c’est la reconnaissance que les deux langues officielles appartiennent à tous les Canadiens, peu importe leurs origines ethniques, culturelles ou linguistiques. Ce sont les langues de la conversation nationale – les langues de la démocratie parlementaire et du gouvernement canadien, les langues des institutions scolaires, du système de justice, des espaces culturels, du commerce et des relations internationales du pays, les langues patrimoniales de millions de Canadiens et les langues d’intégration des centaines de milliers de nouveaux arrivants et leurs enfants. Avec les langues autochtones, elles sont les langues d’assise de notre histoire.

Le bilinguisme officiel c’est aussi la reconnaissance de deux collectivités de langue officielle pancanadiennes. Il existe deux majorités de langue officielle, l’une francophone (d’expression française) au Québec et l’autre anglophone (d’expression anglaise) ailleurs au Canada. Au sein de celles-ci vivent des communautés de langue officielle en situation minoritaire (d’expression anglaise au Québec, d’expression française ailleurs au Canada). Chacune de ces deux collectivités pancanadiennes inclut une importante diversité, ayant des centaines de milliers de gens qui n’ont ni le français ni l’anglais comme langue maternelle.

Le Canada français : plus diversifié que vous le croyez

Et c’est là où le bât blesse. Au Canada anglais, on oublie souvent l’immense diversité du Canada français, tant au Québec qu’à l’extérieur de cette province. Certes, le Canada anglais est multiculturel, mais le Canada français l’est également. Le Canada est donc un pays multiculturel dans un cadre bilingue.

De son côté, le Canada français a une longue histoire de diversité qui est souvent négligée. Les ancêtres de nombreux francophones étaient des Autochtones, des Irlandais catholiques, des Écossais et même des Anglais. Toutes ces communautés figurent bien en vue sur le drapeau officiel de Montréal (voir la figure 1). Aujourd’hui, le français est la première langue officielle parlée de quelque 200 000 Autochtones au CanadaNote de bas de page 2.

Figure 1 – Actualisé en 2017, le drapeau de Montréal présente des exemples des débuts de la diversité canadienne, notamment des symboles autochtone, français, anglais, écossais et irlandais. Source : Wikimedia Commons.

Ces cinquante dernières années, la diversité du Canada français s’est accrue davantage en raison de l’arrivée d’immigrants de la francophonie internationale (de l’Afrique, d’Haïti, du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud-Est et de l’Europe). Des enfants d’immigrants des quatre coins de la planète fréquentent des écoles francophones, au Québec et ailleurs au pays. De nos jours, au Québec, un francophone sur dix est un immigrant. Dans le reste du Canada, ce ratio est encore plus élevé, soit un francophone sur huit. En Ontario, près d’un francophone sur six est un immigrant, et, en Colombie-Britannique, un sur quatre. En somme, au Canada, le français est la première langue officielle parlée de plus de 800 000 immigrants et de quelque 800 000 membres d’une minorité visibleNote de bas de page 3.

Pour être une politique digne de ce nom, le multiculturalisme canadien doit assurément englober ces personnes également.

Les communautés de langue officielle en situation minoritaire : des modèles de diversité

Les communautés de langue officielle en situation minoritaire revêtent une importance particulière pour la diversité canadienne, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, elles brisent l’homogénéité linguistique dans leur région, ce qui montre aux autres groupes linguistiques que la différence linguistique est une valeur sociétale. Ensuite, sur le plan de l’immigration, ces communautés sont exceptionnellement diversifiées, encore plus que leur communauté en situation majoritaire respective de même langue officielleNote de bas de page 4. Les communautés sont bien au fait de cette diversité, et la communauté d’expression anglaise du Québec y a longtemps été associée. Il en va de même pour les communautés francophones en situation minoritaire depuis la fin des années 1980, communautés pour lesquelles l’immigration constitue une priorité stratégique importante aujourd’hui.

Le fait demeure – ou du moins, mon intuition me dit – que les forces compensatoires du français et de l’anglais peuvent laisser à d’autres langues la possibilité d’exister et parfois même de s’épanouir, et ce, encore plus qu’elles le pourraient dans un Canada où n’y aurait qu’une seule langue officielle. Les diverses communautés de langue officielle en situation minoritaire en sont l’exemple. Hors Québec, par exemple, où l’anglais prédomine, les enfants de couples mixtes français-langue non officielle sont deux fois plus susceptibles que les enfants de couples mixtes anglais-langue non officielle d’avoir la langue non officielle comme leur langue maternelle (10 % comparativement à 5 %)Note de bas de page 5. Montréal, où le français prédomine, mais où l’anglais a une importante influence, est la ville la plus plurilingue au Canada (21 % de sa population parle trois langues ou plusNote de bas de page 6). À l’échelle du pays, l’immersion française est populaire auprès des parents immigrants, et les statistiques démontrent que leurs enfants nés au Canada et que les enfants qui ont une langue non officielle comme langue maternelle sont tout aussi, sinon plus susceptibles d’être bilingues (français-anglais) que les jeunes non immigrants des communautés en situation majoritaireNote de bas de page 7.

Le Canada anglais : perplexe, à juste titre, à l’égard de la diversité francophone

On peut pardonner aux Canadiens anglais d’oublier que le Canada français est également diversifié. Le multiculturalisme occupe une place importante dans l’identité anglo-canadienne depuis longtemps, et le Canada anglais a toujours été hétérogène. On y trouvait, bien sûr, des Anglais, des Écossais et des Irlandais, catholiques comme protestants, en plus des populations autochtones, mais aussi, même lors de la Confédération, des populations allemandes, noires, juives et asiatiques notables. En outre, avant et après les guerres mondiales, le Canada anglais a accueilli des immigrants scandinaves, slaves, italiens ainsi que d’autres immigrants européens, puis, plus récemment, des immigrants de l’Asie du Sud, de l’Asie de l’Est, des Caraïbes et de l’Afrique.

C’est pour cette raison que bon nombre d’anglophones ont eu de la difficulté, bien qu’ils appuyaient l’établissement du français et de l’anglais comme langues officielles proposé par la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme dans les années 1960s, à se reconnaître dans la notion de deux cultures officielles mise en avant par la Commission. Ils n’avaient peut-être aucune objection à ce que le Canada français se définisse comme l’un de deux blocs culturels contigus à l’époque, mais étaient moins enclins à ce que le Canada anglais fasse de même. Le multiculturalisme dans un cadre bilingue était un principe beaucoup plus évocateur pour le Canada anglais, comme c’est le cas aujourd’hui dans le Canada français de plus en plus diversifié.

Le fait que certains des plus loquaces contributeurs au discours francophone ont dépeint, à tort, le multiculturalisme comme une politique qui nuit délibérément à l’intégration n’a réellement pas aidé les anglophones à comprendre la diversité francophone. Parfois, on tente de discréditer ce terme et de le remplacer par un autre, simplement parce qu’il a la cote au Canada anglais. Cette situation peut porter certains anglophones à faussement croire que les francophones n’accordent pas d’importance à la diversité.

Pouvons-nous laisser tomber les sophismes trompeurs à somme nulle?

Étant donné que certains des plus loquaces contributeurs au discours anglophone ont dépeint, à tort, les francophones comme une minorité ethnique parmi d’autres, on peut comprendre que le terme « multiculturalisme » suscite parfois de la méfiance chez certains de ces derniers. Trop souvent, on entend dire que faire régresser les droits linguistiques des francophones profitera à d’autres langues. Comme si les défenseurs de l’antibilinguisme avaient des intentions (voir la figure 2). En effet, le fait qu’ils s’attaquent à la communauté linguistique minoritaire de loin la plus importante au Canada (tant au pays dans son ensemble qu’à l’extérieur du Québec) devrait n’être guère rassurant pour les autres groupes minoritaires qui souhaitent faire progresser leurs droits. Je crois que si le pays ne comptait qu’une seule langue officielle, nous ne parlerions pas autant de la nécessité de promouvoir les autres.

« Les droits linguistiques comme un jeu à somme nulle ». Source : Commissariat aux langues officielles, 2021. Trois personnes sont debout autour d’une table; l’une représente la majorité de langue officielle, l’autre, la minorité de langue officielle, et la dernière, les autres groupes linguistiques. Devant la personne qui représente la majorité de langue officielle se trouve une boîte remplie de petits gâteaux sur laquelle on peut lire « Droits linguistiques ». Deux petits gâteaux sont situés devant la personne qui représente la minorité de langue officielle, et un seul, devant la personne qui représente les autres groupes linguistiques. La personne qui représente la majorité de langue officielle fait un clin d’œil et un sourire à la personne qui représente la minorité de langue officielle et lui dit « Tu devrais lui en donner pour que ça soit plus équitable. » en parlant de la personne qui représente les autres groupes linguistiques. Exaspérée, la personne qui représente la minorité de langue officielle lève les bras au ciel, tandis que la personne qui représente les autres groupes linguistiques se dit à elle-même : « Pourquoi on en ferait pas plus? »
Figure 2 – Illustration : « Les droits linguistiques comme un jeu à somme nulle ». Source : Commissariat aux langues officielles, 2021.

Des sophismes trompeurs sont utilisés depuis longtemps pour porter atteinte aux droits linguistiques des minorités. Un observateur qui s’opposait au bilinguisme a écrit : « Vous voyez, cette province compte une population très cosmopolite. Ces gens, qui sont beaucoup plus nombreux que les colons français ou canadiens-français et leurs descendants, affirment, preuves à l’appui, que leur langue est tout aussi importante que le français. Toutefois, les communications gouvernementales devraient être entièrement en anglais, car il est évidemment impossible de les imprimer dans toutes les langues parléesNote de bas de page 8. » [traduction] Cette déclaration date de près d’un siècle. Mais dans l’univers des médias sociaux du 21e siècle, de tels commentaires sont monnaie courante.

Au bout du compte

Mais, ce n’est que mon point de vue sur le sujet.

Au bout du compte, il reviendra aux Canadiens de déterminer si ou de quelle façon le bilinguisme officiel et le multiculturalisme peuvent aller de pair. Alors, qu’en pensent-ils? Dans le contexte d’un sondage d’opinion publique mené en 2016, plus de huit répondants sur dix ont dit estimer que « le fait d’avoir deux langues officielles a fait du Canada un lieu plus accueillant pour les immigrants de diverses cultures et origines ethniques »Note de bas de page 9. De telles attitudes positives persisteront-elles en 2021 et au-delà? Les efforts déployés pour défendre et expliquer les deux politiques auprès des Canadiens seront un facteur prépondérant.

Le Canada n’est pas un jeu à somme nulle. Il peut – ou plutôt il doit – trouver des façons de veiller à ce que tous les Canadiens se sentent reconnus, entendus, respectés et acceptés dans notre collectivité politique commune, qu’ils proviennent de communautés francophones, anglophones, autochtones, ethnoculturelles, ou quelque part entre les quatre. Le bilinguisme officiel et le multiculturalisme n’apportent pas toutes les réponses, mais, avec la réconciliation, ils font partie intégrante de ce qui rend le Canada possible.

Date de modification :
2021-10-08