R. c Caron (2008)

Année
2008
Cour
Cour provinciale de l’Alberta
Catégories
Bilinguisme judiciaire et législatif
Référence
2008 ABPC 232
Province ou territoire
Alberta

Le défendeur, Gilles Caron, était accusé d’avoir enfreint le Traffic Safety ActNote de bas de page 1 de l’Alberta. Le défendeur n’a pas contesté les faits relatifs à l’infraction au Code, faits que le juge Wenden, de la Cour provinciale de l’Alberta, a jugés suffisants pour établir sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. M. Caron a plutôt soutenu, dans sa défense, que ses droits constitutionnels avaient été violés parce que la loi en question n’avait pas été publiée en français. La contestation constitutionnelle de M. Caron ciblait la Loi linguistiqueNote de bas de page 2 de 1988 de l’Alberta qui indique que toutes les lois et tous les règlements peuvent être pris, imprimés et publiés uniquement en anglais. Il demandait donc les mesures de redressement suivantes :

  • Une déclaration, en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982Note de bas de page 3, portant que la Loi linguistique de l’Alberta, dans la mesure où elle abolit ou diminue les droits linguistiques qui étaient en vigueur avant son adoption, est incompatible avec la Constitution du Canada et est inopérante.
  • Une ordonnance, en vertu de l’article 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (La Charte), portant que les accusations contre l’accusé sont radiées.
  • Une déclaration, en vertu de l’article 52, portant que la Législature de la province de l’Alberta doit adopter en français et faire sanctionner toutes les lois et tous les règlements de la province de l’Alberta, à commencer par ceux que le défendeur requiert pour le procès : Traffic Safety Act; Use of Highways and Rules of the Road RegulationsNote de bas de page 4;Provincial Court ActNote de bas de page 5; etc.
  • Une déclaration, en vertu de l’article 52, portant que toute personne a un droit constitutionnellement garanti à des procédures en français comme en anglais en matière pénale et civile devant tous les tribunaux de la province de l’Alberta, y compris le droit de déposer tous les documents et formulaires en français et le droit d’être entendue et comprise en français sans recours à un interprète.

Pour l’essentiel, la thèse de la défense, qui vise la période allant de 1846 à 1877, portait que les droits linguistiques (droits législatifs et droits devant les tribunaux) étaient une condition du transfert et de l’adhésion de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest au Canada, et que ces droits avaient été inscrits dans la Constitution. La thèse de la défense était fondée sur le statut et l’emploi du français avant et après le transfert et l’adhésion de ces territoires au Canada.

A. L’audition

Après que M. Caron eut surmonté quelques difficultés initiales pour ce qui est d’obtenir un procès en français, le procès, qui devait avoir lieu en octobre 2005 et durer cinq jours, a commencé le 1er mars 2006, et a duré en tout 89 jours, qui se sont étalés sur plusieurs périodes. Huit témoins experts ont été entendus (cinq pour le compte de la défense, trois pour le compte de la province) sur des questions concernant l’histoire, la sociologie, la sociolinguistique et les sciences politiques, et quatre témoins (dont le défendeur) ont fait part des difficultés qu’ils avaient éprouvées à « vivre en français ». Environ 80 des 96 pages du jugement contiennent une description et une analyse de la preuve historique présentée au cours des audiences. Pour citer le juge Wenden, ce fut un « procès sans précédent »Note de bas de page 6.

B. Le contexte historique

Le vaste territoire de la Terre de Rupert et du Nord-Ouest (qui comprend aujourd’hui les Territoires du Nord-Ouest, le Yukon, presque tout le Manitoba, la Saskatchewan et l’Alberta, le Nord de l’Ontario, le Nord du Québec et presque tout le Nunavut) est resté sous la tutelle de la Compagnie de la Baie d’Hudson durant des décennies. Une grande partie de la population vivait dans la colonie de la rivière Rouge située sur la Terre de Rupert (qui est une partie de ce qui constitue le Manitoba aujourd’hui). Il n’y avait pas d’autres colonies de dimension semblable dans ce territoire. Ce n’est qu’après le transfert des territoires au Canada que la population a commencé à s’installer plus à l’ouest.

Au moment du transfert, la colonie de la rivière Rouge était le lieu de résidence du gouverneur général de la colonie, où étaient situés le centre administratif de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le conseil d’Assiniboia et la Cour de Recorder. La population de la colonie de la rivière Rouge était à peu près composée pour moitié de personnes de descendance française et autochtone (Métis) et pour moitié de personnes de descendance anglaise et autochtone (Sang-Mêlés). La colonie était le point de départ et de retour pour ceux qui travaillaient pour la Compagnie de la Baie d’Hudson (à titre de chasseurs, de trappeurs ou autres) sur l’ensemble des terres qui devaient être transférées au Canada. En réalité, la population de la colonie de la rivière Rouge était la population de la Terre de Rupert et du Nord-Ouest.

En 1868-1869, la Compagnie a pris la décision de céder sa charte à la Couronne britannique et a consenti au transfert de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest au Canada en contrepartie d’une compensation financière et de la rétrocession de certaines terres arabes. Toutefois, les conditions et procédures relatives à l’adhésion des territoires au Canada, prévues par l’article 146 de la Loi constitutionnelle de 1867Note de bas de page 7, nécessitaient une intervention britannique.

La décision de céder le territoire à la Couronne britannique et de le transférer subséquemment au Canada avait été prise par la Compagnie de la Baie d’Hudson, le Parlement de la Grande-Bretagne et le Parlement du Canada. Toutefois, la population résidant sur ce territoire n’avait pas été consultée. Cette omission a soulevé le mécontentement d’une partie de la population, plus particulièrement celui de la collectivité des Métis, qui craignait que le transfert porte atteinte à ses droits. Elle a en définitive entraîné la Rébellion de la rivière Rouge. Le transfert devait avoir lieu le 1er décembre 1869, mais les troubles ont obligé les parties à suspendre la procédure de transfert et à reporter la date de la cession. En fait, le gouvernement canadien ne voulait pas accepter le transfert en raison de la situation instable qui régnait au sein de la colonie de la rivière Rouge.

Entre-temps, les Métis et les Sang-Mêlés ont organisé deux conventions en vue de formuler leurs revendications, et ont dressé une Liste des droits (en fait, quatre listes ont été établies à différentes étapes). Des représentants des deux collectivités étaient présents à ces conventions, tout comme le représentant du gouvernement canadien, M. Smith. Au cours de la deuxième convention, M. Smith a rendu publique la Proclamation du 6 décembre 1869, adoptée au nom de Sa Majesté par le représentant de l’Empire britannique pour la région, le gouverneur général Young. La Proclamation a été émise en réponse aux demandes de la population et visait à rétablir l’ordre dans le territoire. Elle garantissait que les droits des habitants seraient respectés après l’adhésion du territoire au Canada. Le transfert a finalement eu lieu avec la prise d’un arrêté en conseil de Sa Majesté, le 23 juin 1870, lequel est entré en vigueur le 5 juillet 1870.

C. Les droits linguistiques sur la Terre de Rupert et dans le Territoire du Nord-Ouest avant le transfert au Canada

La défense a soutenu que la langue française avait été employée par les tribunaux et au sein du conseil du district d’Assiniboia avant le transfert des territoires au Canada. En fait, l’usage du français était bien établi et n’avait jamais été contesté; les juges (recorders) étaient bilingues, il y avait des jurés francophones, et le conseil du district d’Assiniboia comptait des conseillers francophones. La défense a fait valoir que ces faits représentaient le commencement du bilinguisme officiel dans la région. Pour étayer cet argument, la défense a mentionné trois événements : les mémoires que les Métis et les Sang-Mêlés avaient envoyés au secrétaire d’État pour les colonies en 1846 et qui faisaient état de certaines revendications, le procès Sayer de 1849, et l’emploi du français par le conseil du district d’Assiniboia.

Le mémoire des Métis et le mémoire des Sang-Mêlés envoyés au secrétaire d’État pour les colonies constituaient le commencement d’un pacte entre francophones et anglophones, lequel a abouti à l’adoption de la Liste des droits en 1869-1870. De l’avis de la Cour, les deux mémoires, lorsqu’ils sont lus ensemble, visent la totalité de la Terre de Rupert et du Nord-Ouest (par opposition à la colonie de la rivière Rouge seulement) et comportent une demande implicite quant à la présence de juges francophones. De la même façon, au cours du procès Sayer, on a formulé des demandes afin que l’audition ait lieu en français, confirmant que le droit à un procès en français existait à cette époque et dans le territoire en question. Le statut officiel du français était de plus démontré par la mesure dans laquelle il était employé par le conseil du district d’Assiniboia : lorsque le conseil agissait en qualité de législature, les ordonnances et les règlements étaient publiés en français; lorsque le conseil agissait en qualité de tribunal, les assignations de jurés étaient également rédigées en français.

D. Les droits linguistiques sur la Terre de Rupert et dans le Territoire du Nord-Ouest durant et après le transfert au Canada

Ayant déterminé que les droits linguistiques (autant les droits législatifs que les droits devant les tribunaux) existaient dans les territoires avant le transfert de ceux-ci au Canada, la Cour devait ensuite décider si la reconnaissance de ces droits était une condition du transfert. Pour trancher la question, la Cour a examiné le contexte dans lequel le transfert avait été effectué ainsi que divers documents constitutionnels relatifs à ce transfert. La thèse de la défense était essentiellement fondée sur deux documents, la Liste des droits établie en 1869-1870 et la Proclamation du 6 décembre 1869.

La Liste des droits, établie en quatre étapes en 1869-1870, faisait explicitement état de garanties linguistiques en ce qui concerne l’assemblée législative et les tribunaux. La Cour a conclu que les droits mentionnés dans la liste étaient des droits véritables qui découlaient du pacte conclu par les anglophones (Sang-Mêlés) et les francophones (Métis) au sujet des conditions de l’adhésion à l’Union. La Cour a en outre conclu que la liste reflétait également un pacte conclu par les délégués des Métis et des Sang-Mêlés et le gouvernement provisoire. La troisième liste réitérait les revendications formulées dans les listes précédentes et avait été dressée par le gouvernement provisoire. Selon la Cour, le Parlement britannique avait reconnu le pacte en adoptant l’article 23 de la Loi de 1870 sur le ManitobaNote de bas de page 8, de même que le Parlement du Canada dans la Loi de 1875 sur les Territoires du Nord-OuestNote de bas de page 9 et dans la modification subséquemment apportée, en 1877, avec l’ajout de l’article 11Note de bas de page 10, qui deviendrait par la suite l’article 110.

L’objet de la Proclamation de 1869 était de régler le problème causé par la Rébellion de la rivière Rouge et d’obtenir un transfert avec possession paisible des territoires, compte tenu des griefs et des revendications formulés par les délégués dans la Liste des droits. Par conséquent, en contrepartie d’un transfert avec possession paisible, la Proclamation offrait certaines garanties : que tous les droits et privilèges civils et religieux seraient respectés. La Proclamation émanait de la Reine, et les autorités de Londres croyaient qu’elle avait force de loi. Elles ont autorisé le gouverneur général Young à émettre la Proclamation, et celui-ci a ensuite demandé à M. Smith, le représentant du gouvernement canadien, de la lire aux délégués en vue d’obtenir leur obéissance à la suite de la rébellion. En divulguant le contenu de la Proclamation à ce moment-là, c’est-à-dire au cours de la deuxième convention, les autorités faisaient savoir à la population qu’elles voulaient dès lors obtenir leur obéissance. Ainsi, la proclamation avait-elle force de loi et imposait à la population l’obligation de mettre fin à la rébellion, tout en lui donnant certaines garanties, à savoir le respect des droits et privilèges civils et religieux. La Cour a interprété l’expression « droits civils » comme visant notamment les droits linguistiques, ainsi que l’avaient exprimé les délégués au cours des conventions et dans la Liste des droits.

Le Décret en conseil portant adhésion à l’Union de la terre de Rupert et du Territoire du Nord-OuestNote de bas de page 11, pris par Sa Majesté le 23 juin 1870, comportait 15 conditions. La 15e condition était très précise : « Le gouverneur en conseil est habilité à prendre toute mesure nécessaire à l’exécution des conditions énoncées ci-dessus. » En fait, la 15e condition reprenait presque mot à mot le texte d’une résolution que la Chambre des communes avait fait voter le 28 mai 1869 et qui fixait les conditions du transfert. Selon la Cour, la Proclamation de 1869 avait été émise par le gouverneur conformément à la 15e condition, et elle avait par conséquent acquis un statut constitutionnel.

E. La compétence de la Cour en matière de redressement

Ayant déterminé que les droits linguistiques (autant les droits législatifs que les droits devant les tribunaux) étaient une condition du transfert et de l’adhésion de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest au Canada, le juge Wenden a conclu que la Loi sur les langues violait les droits linguistiques de M. Caron, mais a ajouté que l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne lui donnait pas la compétence de déclarer la loi inconstitutionnelle. Le juge a plutôt déclaré la Traffic Safety Act et ses règlements inopérants en ce qui concerne les infractions particulières reprochées à M. Caron, en raison du fait qu’ils avaient été pris uniquement en langue anglaise. M. Caron a donc été déclaré non coupable.

Notes de bas de page

Note de bas de page 1

L.R.A. 2000, c. T-6.

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Note de bas de page 2

L.R.A. 2000, c. L-6.

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Note de bas de page 3

Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.

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Note de bas de page 4

Règlement de l’Alberta no. 304/2002.

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Note de bas de page 5

L.R.A. 2000, c. P-31.

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Note de bas de page 6

2008 ABPC 232 au para. 42.

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Note de bas de page 7

30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.) réimprimée dans les L.R.C. 1985, appendice II, no. 5.

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Note de bas de page 8

(Canada), 33 Vict., c. 3. Article 23 : L’usage de la langue française ou de la langue anglaise sera facultatif dans les débats des Chambres de la législature ; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire ; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada, qui sont établis sous l’autorité de "l’acte de l’Amérique Britannique du Nord, 1867", et par devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de la province, il pourra être également fait usage, à faculté, de l’une ou l’autre de ces langues. Les actes de la législature seront imprimés et publiés dans ces deux langues.

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Note de bas de page 9

L.C. 1875, c. 49.

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Note de bas de page 10

38 Vict., c. 49. Article 11 : Toute personne pourra faire usage soit de la langue anglaise, soit de la langue française, dans les débats dudit conseil et dans les procédures devant les cours, et ces deux langues seront usitées pour la rédaction des pièces d’archives et des journaux dudit conseil; et les ordonnances dudit conseil seront imprimées dans ces deux langues.

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Note de bas de page 11

Pris en application de l'art. 146 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de la Loi de 1868 sur la terre de Rupert, 31-32 Vict., c. 105 (R.-U.).

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