Caron c Alberta
La Cour suprême du Canada détermine si la Loi linguistiqueNote de bas de page 1 de l’Alberta est ultra vires ou sans effet dans la mesure où elle abroge l’obligation constitutionnelle de l’Alberta d’édicter, d’imprimer et de publier ses lois et règlements en français et en anglais et si la Traffic Safety ActNote de bas de page 2 est inopérante.
Contexte
Contexte factuel
Gilles Caron et Pierre Boutet ont été accusés d’infractions routières sous la Traffic Safety Act et le Use of Highway and Rules of the Road Regulation albertains. Les accusés argumentaient que la loi et le règlement étaient inconstitutionnels puisqu’ils ne sont édictés qu’en anglais. En outre, ils prétendaient que la Loi linguistique de l’Alberta était inopérante dans la mesure où elle abroge ce qui constitue, à leur avis, une obligation constitutionnelle incombant à l’Alberta d’édicter, d’imprimer et de publier ses lois et règlements en français et en anglais. Selon eux, le Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le territoire du Nord-OuestNote de bas de page 3 (Décret de 1870), inscrit à la Constitution du Canada, et ayant permis l’admission du Territoire du Nord-Ouest et de la Terre de Rupert au Canada, comportait une garantie constitutionnelle de bilinguisme. Leur contestation a été acceptée par la juridiction de première instance, mais rejetée par la cour d’appel en matière de poursuites sommaires et par la Cour d’appel de l’Alberta.
Contexte historique
En 1870, les territoires à l’Ouest alors administrés par la Compagnie de la Baie d’Hudson ont été annexés au Canada à la suite de négociations et d’une entente entre les hauts fonctionnaires canadiens et les représentants des territoires. Il en a résulté l’admission de la province du Manitoba ainsi qu’une vaste étendue de terres appelées Territoire du Nord-Ouest et Terre de Rupert, qui représente aujourd’hui essentiellement l’Alberta, la Saskatchewan, le Nunavut, le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et des régions de l’Ontario et du Québec. Alors que le Manitoba a été annexé par le truchement de la Loi de 1870 sur le ManitobaNote de bas de page 4, qui prévoit expressément le bilinguisme législatif, le reste des terres annexées comme territoire canadien administré par le fédéral l’ont été par le Décret de 1870, qui ne comporte pas une telle garantie expresse.
La Cour suprême était donc appelée à statuer si les droits linguistiques avaient été garantis par la promesse faite par le Parlement en 1867 (l’Adresse de 1867) annexée au Décret de 1870.
Décision
L’absence d’une garantie consacrée (les motifs de la majorité)
La Cour suprême a rejeté la position de MM. Caron et Boutet.
L’absence de termes explicites au Décret de 1870
La Cour a statué que les termes « droits acquis
» ou « droits légaux
» utilisés à l’Adresse de 1867, annexée au Décret de 1870, n’ont jamais, dans l’histoire constitutionnelle, renvoyé aux droits linguistiques. Les droits linguistiques ont toujours été conférés de manière expresse et, en ce sens, l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867Note de bas de page 5 et la Loi de 1870 sur le Manitoba comportent des dispositions très claires. L’Adresse de 1867, adoptée à la même période que ces dispositions, ne comporte pas de tel libellé exprès et impératif. Si l’on avait voulu accorder une protection constitutionnelle aux droits linguistiques dans les territoires annexés situés à l’extérieur du Manitoba, on aurait employé, dans le Décret de 1870, un texte semblable à celui de l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
Les Listes des droits
Les discussions de l’époque démontrent que ni le Canada ni les représentants des territoires ne croyaient que le terme « droits acquis » englobait les droits linguistiques. Les revendications linguistiques ont été traitées de façon indépendante des demandes concernant la protection des droits de propriété ou des droits plus généraux dans les Listes des droits.
Les débats parlementaires
L’un des principaux points de désaccord lors des débats parlementaires concernait l’octroi par le Parlement d’un pouvoir permettant à l’exécutif de conclure une entente avec la Compagnie de la Baie d’Hudson concernant les « droits légaux
» de cette dernière. Il est clair d’après les débats que ce que l’on entendait par « droits légaux
» était les droits de propriété sur le territoire.
Les droits linguistiques conférés dans la Loi de 1870 sur le Manitoba
La preuve de l’époque démontre également que les représentants territoriaux croyaient que les droits linguistiques avaient été protégés par la Loi de 1870 sur le Manitoba et non par l’Adresse de 1867 ou par le Décret de 1870. Bien que les représentants aient tenté de faire constitutionnaliser leurs droits linguistiques, il n’y a pas de preuve que les négociations se sont soldées par un pacte avec le Canada visant à établir le bilinguisme législatif dans l’ensemble des territoires annexés. La Cour rejette l’argument de MM. Caron et Boutet voulant que les Métis n’aient pas accepté le bilinguisme législatif pour une seule partie du territoire annexé, abandonnant ainsi les revendications des colons des régions périphériques. En effet, bon nombre des revendications des colons n’ont pas abouti, dont la demande que l’ensemble des territoires entre dans le giron canadien à titre de province. Seul le Manitoba a été admis en tant que province, le reste des territoires relevant du Parlement. Plusieurs revendications étaient liées à la création d’une province et à l’existence d’une assemblée législative provinciale; celles-ci ont été incluses à la Loi de 1870 sur le Manitoba, alors que la population vivant à l’extérieur de la province ne s’est vue reconnaître aucun de ces droits.
L’annexion de l’Adresse de 1867 au Décret de 1870
Il n’y a pas de preuve démontrant que le gouvernement impérial est venu consacrer le compromis survenu en 1870 au sujet du bilinguisme législatif en annexant l’Adresse de 1867, qui, par ailleurs, émanait du gouvernement canadien et ne mentionnait pas expressément les droits linguistiques.
Les lois fédérales relatives aux nouveaux Territoires du Nord-Ouest de 1875 et de 1877
Les lois fédérales relatives aux nouveaux Territoires du Nord-Ouest de 1875 et de 1877 ainsi que les débats entourant leur adoption démontrent qu’aucun des participants ne croyait que le bilinguisme législatif avait été garanti en 1870. En 1875, l’Acte des territoires du Nord-Ouest, 1875Note de bas de page 6 est venu régir le Territoire du Nord-Ouest, auparavant régi par une loi intitulée Gouvernement provisoire de la Terre de Rupert, 1869Note de bas de page 7, qui était muette au sujet du bilinguisme législatif. En 1877, l’Acte des territoires du Nord‑Ouest, 1875 est modifié et y est ajoutée une disposition prévoyant le bilinguisme législatif. Par la suite, cette disposition devient l’article 110 de l’Acte des territoires du Nord-OuestNote de bas de page 8, modifié en 1891 de sorte que le bilinguisme législatif ressortît expressément à la législature territoriale. En 1905, les provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta sont créées et les dispositions de l’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest sont maintenues dans les lois de ces provinces. Ainsi, l’interprétation selon laquelle le bilinguisme législatif était consacré au sein de tous les territoires annexés en 1870 doit être rejetée, car elle rendrait l’article 110 inutile et sa modification subséquente invalide.
L’arrêt R. c Mercure
La Cour suprême a conclu dans R. c MercureNote de bas de page 9 à l’inexistence d’un droit constitutionnel au bilinguisme législatif en Saskatchewan et que la position de l’Alberta sur le plan constitutionnel ne peut être distinguée de celle de sa voisine. De même, l’interprétation des termes « droits acquis
» dans R. c Mercure a été faite dans un contexte différent et ne peut être transposée à l’interprétation des termes du Décret de 1870.
Les évènements postérieurs
L’évolution législative après 1870 ne peut étayer d’inférence au sujet du Décret de 1870 sur le bilinguisme législatif. Il n’y a aucune preuve que l’administration combinée et bilingue du Territoire du Nord-Ouest à compter de 1870 s’inscrivait dans la mise en œuvre d’une garantie constitutionnelle. Au contraire, le Canada a mis fin à cette administration combinée en 1875 en promulguant l’Acte des Territoires du Nord‑Ouest, 1875, qui ne contenait aucune garantie concernant le bilinguisme législatif. La modification de 1877 à cet acte qui a ajouté le bilinguisme législatif n’était pas mue par un sentiment d’obligation constitutionnelle.
En outre, l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 ne s’applique qu’au Parlement du Canada et à la législature de Québec et ne peut soutenir l’argument des appelants.
Finalement, la Proclamation royale de 1869 ne consacre pas le bilinguisme législatif. En effet, les mots « droits et privilèges civils et religieux
» n’évoquent pas une promesse solennelle de garantir le bilinguisme législatif.
Selon la Cour, le texte, le contexte et l’objet de la Proclamation royale de 1869 démontrent que celle-ci visait à désamorcer les conflits que la perspective de l’annexion avait engendrés plutôt qu’à faire droit aux revendications des résidents des territoires en matière de droits linguistiques.
La Cour a aussi rejeté l’argument selon lequel le Parlement et la Couronne ont une obligation fiduciaire envers les Métis et la population francophone en matière de bilinguisme législatif.
La Cour a ainsi statué que le dossier historique et les principes fondamentaux d’interprétation constitutionnelle ne pouvaient étayer la position de MM. Caron et Boutet et qu’en l’absence d’une garantie consacrée, les provinces ont le pouvoir de choisir la langue ou les langues qu’elles utiliseront pour légiférer.
La volonté du peuple (les motifs de la dissidence)
Trois juges ont présenté des motifs dissidents par lesquels ils auraient accueilli l’appel et conclu que l’Alberta a l’obligation constitutionnelle d’édicter, d’imprimer et de publier ses lois en français et en anglais. Ils s’appuyaient sur le fait que l’entente historique conclue entre le gouvernement canadien et la population de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord‑Ouest contenait une promesse de protéger le bilinguisme législatif, cette entente ayant été constitutionnalisée par l’entremise de l’Adresse de 1867.Dans leur interprétation de l’Adresse de 1867, les juges ont porté une attention particulière à l’expression de la volonté d’un peuple et sont arrivés aux trois conclusions suivantes: (1) le dossier historique démontre que le bilinguisme législatif existait dans l’ensemble des territoires avant l’annexion; (2) les représentants des territoires avaient réclamé le bilinguisme législatif comme condition sine qua non d’annexion et les représentants canadiens avaient donné l’assurance que cette exigence serait respectée; (3) l’Adresse de 1867 avait consacré la promesse de bilinguisme législatif, une interprétation qu’étayent d’ultérieurs documents.
Notes de bas de page
- Note de bas de page 1
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RSA 2000, c L-6.
- Note de bas de page 2
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RSA 2000, c T-6.
- Note de bas de page 3
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(1870) (R.-U.).
- Note de bas de page 4
-
SC 1870, c 3.
- Note de bas de page 5
-
R.-U. 30 & 31 Victoria, c 3.
- Note de bas de page 6
-
SC 1875, c 49.
- Note de bas de page 7
-
SC 1869, c 3.
- Note de bas de page 8
-
S.R.C. 1886, c 50.
- Note de bas de page 9
-
[1988] 1 R.C.S. 234.