Meurtres à la française et à l’anglaise
Par MJ Deschamps

Photo : Jean-François Bérubé
Ontarienne de naissance qui a adopté le Québec, l’écrivaine anglophone Louise Penny ne peut imaginer son chez-soi ailleurs que dans les Cantons-de-l’Est, au Québec.
Penny, l’auteure de la série de romans policiers à succès mettant en vedette l’inspecteur-chef Armand Gamache (qui se déroule en grande partie au Québec, dans le village fictif de Three Pines) a puisé à même son expérience d’anglophone vivant dans une communauté en majorité francophone pour rédiger une part importante de son œuvre. Ce n’est donc pas étonnant de retrouver dans ses polars le thème de la dualité linguistique et culturelle. Plusieurs fois lauréats de grands prix de littérature policière, ses romans se sont aussi retrouvés dans des palmarès mondiaux de meilleurs vendeurs, dont celui du New York Times (en anglais seulement).
« J’ai toujours trouvé fascinant d’être une anglophone au Québec, alors je voulais en parler dans mes livres », affirme Penny de sa maison de Sutton, une petite ville des Cantons-de-l’Est. Elle qualifie ses romans de « lettres d’amour au Québec » qui s’inspirent de son sentiment d’appartenance à l’égard de la province. « J’ai passé une bonne partie de ma vie à chercher un endroit où plonger mes racines; un chez-moi. Et ça m’a beaucoup étonnée qu’en tant qu’anglophone, je trouve cet endroit dans la campagne québécoise », raconte Penny. « Ici, je ressens une appartenance véritable qui transcende la langue et la culture et qui m’est très précieuse, et je voulais transposer ce sentiment dans mes romans. »
En toile de fond des intrigues policières se dessine un important fil narratif : la culture canadienne, et la cohabitation du français et de l’anglais. Il n’y a pas de doute, selon l’auteure, que ses romans peuvent être considérés comme un discours délibéré, mais résolument apolitique, sur la dualité linguistique et culturelle du Canada.
Même si Penny écrit en anglais, ses romans sont truffés de français. Ainsi, ils contiennent quantité de mots et d’expressions comme « vernissage », « terrasse » et « café au lait », un vocabulaire suffisamment usuel pour que la majorité des lecteurs anglophones n’aient pas besoin d’explication, même s’ils sont unilingues.
Ainsi, dans Bury Your Dead, un roman de la série qui se déroule à Québec, on trouve le passage suivant, parsemé de français : « The next morning, Saturday, Gamache took Henri and walked through gently falling snow up rue Ste-Ursule for breakfast at Le Petit Coin Latin. Waiting for his omelette, a bowl of café au lait in front of him, he read the weekend papers and watched the revelers head to the creperies, along rue St-Jean. » [Notre traduction : « Samedi, le lendemain matin, Gamache prit Henri et monta la rue Sainte-Ursule sous une légère neige pour aller prendre son petit-déjeuner au Petit Coin Latin. En attendant son omelette, un bol de café au lait posé devant lui, il lisait les journaux du week-end et observait les badauds se rendre aux crêperies le long de la rue Saint-Jean. »]
Les romans de Penny débordent aussi de références à la culture francophone, et illustrent à quel point les univers anglophone et francophone s’entremêlent au Québec. Un personnage anglophone, Clara Morrow, prépare une exposition au très cosmopolite Musée d’art contemporain de Montréal. La libraire de Three Pines, Myrna Landers, anglophone elle aussi, possède un commerce portant l’enseigne « Livres neufs et usagés », qui regorge d’ouvrages dans les deux langues. De son côté, le chef de l’escouade des homicides de la Sûreté du Québec, Armand Gamache, héros francophone, parle un anglais impeccable, puisqu’il a étudié nulle part ailleurs qu’au Christ’s College (en anglais seulement) de Cambridge.
Penny explique qu’au cœur de ses romans se trouve un puissant sentiment d’appartenance qui va au-delà des politiques et des enjeux liés aux deux langues officielles du Canada. Elle a puisé à même l’expérience qu’elle a vécue au Québec ces vingt dernières années : malgré ses difficultés à parler français, elle ne s’est jamais sentie exclue ou marginalisée du fait d’être anglophone dans une communauté à majorité francophone.
En réalité, malgré les tensions politiques entre francophones et anglophones, dit Penny, « où nous vivons, il y a très peu de tensions… Je ne veux pas dire que la langue et la culture sont des sujets triviaux, mais que nous avons plus de ressemblances que de différences. »
« Il y a beaucoup d’anglophones qui éprouvent de l’injustice et de francophones qui ressentent la même chose (et ces gens existent dans mes romans), mais il s’agit de la minorité », explique-t-elle. « La majorité partage mon expérience; c’est-à-dire que la langue n’est vraiment pas un problème. Nous vivons tous ensemble, et c’est très bien comme ça. Je passe du français à l’anglais, je fais des erreurs, les gens font des erreurs en me parlant, et tout le monde continue son train-train quotidien. »
La série Gamache regorge de dualité : « Mes romans parlent de notre image publique et de nos pensées les plus intimes; de la distance qu’il y a entre ce que nous disons et ce que nous ressentons en réalité; d’un magnifique petit village et de crimes hideux, ainsi que de la dualité du français et de l’anglais et des malentendus et des problèmes de communication qui peuvent en découler », poursuit Penny.
Si l’auteure admet avoir déjà craint que son public francophone ou anglophone interprète mal sa vision des cultures qui coexistent, elle affirme que les commentaires provenant des deux communautés linguistiques sont positifs. « J’ai trouvé très intéressante la réaction des médias francophones, qui semblaient vraiment perplexes à l’égard de mes romans. Ils se sont montrés très généreux et encourageants, mais je crois qu’ils ont été surpris de constater qu’il existe bel et bien une communauté anglophone très forte au Québec », raconte-t-elle. « Les anglophones de souche du Québec existent, et bon nombre d’entre eux sont unilingues, mais ils sont tout aussi québécois que les francophones. »
Tandis que certains auteurs préfèrent écrire des romans plus « universels », Penny croit que le fait d’être une auteure canadienne qui dépeint la culture canadienne francophone et anglophone a joué en sa faveur. « Avoir une passion pour un endroit, c’est ce qui compte, je pense. J’adore le Québec, et je crois bien qu’on le voit dans mes romans. Ma joie de vivre ici, c’est ce que je voulais transmettre au monde entier. »
Date de publication : Le mardi 08 mai 2012