Le 13 septembre 2006, le premier ministre du Canada annonçait la nomination de Graham Fraser au poste de commissaire aux langues officielles. Alors qu’il poursuit la seconde moitié de son mandat, le commissaire a bien voulu répondre aux questions d’Au-delà des mots.
Depuis que le poste de commissaire a été créé, la société canadienne a beaucoup changé. Croyez-vous que le rôle de commissaire est toujours nécessaire aujourd’hui?

Bien sûr! Comme tous les agents du Parlement, mon rôle consiste à protéger les valeurs canadiennes, des valeurs qui transcendent les considérations partisanes et les orientations du gouvernement en place. Qu’il s’agisse de responsabilité financière, d’intégrité des élections, de transparence, de protection de la vie privée ou de langues officielles, ces valeurs doivent être protégées et promues.
Le poste de commissaire aux langues officielles continuera à avoir son importance, ne serait-ce qu’à cause des changements qui façonnent la société canadienne. Tous les ans, quelque 200 000 personnes arrivent au pays, et ces gens n’ont pas assisté aux débats linguistiques du passé. C’est important de partager avec eux cette histoire et de les intégrer à nos communautés pour profiter de tout ce qu’ils ont à nous apporter. Par exemple, c’est une grande source d’inspiration de voir des immigrants et leurs enfants apprendre une troisième et même une quatrième langue.
La question linguistique ne déchaîne plus autant les passions qu’avant. À votre avis, à quoi est-ce attribuable?
C’est normal. Les gens savent aujourd’hui que la Loi sur les langues officielles ne constitue pas une menace. Depuis 40 ans, le Canada est devenu une société plus ouverte qu’avant, et c’est en partie grâce à la politique linguistique. Les Canadiens entretiennent de la fierté plutôt que de la hargne à l’égard de leurs langues officielles, même s’ils ne parlent pas nécessairement les deux. Peu à peu, les langues officielles ont gagné le statut de symbole du pays. Des panneaux bilingues qui auraient subi du vandalisme il y a quarante ans prennent maintenant une connotation rassurante en rappelant la présence du gouvernement fédéral. Les jeunes Canadiens aujourd’hui dans leur vingtaine sont plus ouverts et plus tournés vers la scène internationale que les générations précédentes. Pour eux, le bilinguisme constitue souvent l’étape préalable à l’apprentissage d’une troisième langue.
Votre mandat consiste entre autres à protéger les communautés de langue officielle, y compris les anglophones du Québec. Croyez-vous que ces derniers ont besoin de protection de la même façon que les francophones ailleurs au pays?

Il existe une perception erronée au sujet de la communauté anglophone du Québec. Les gens comparent souvent la situation des anglophones de Montréal à celle des francophones de l’extérieur du Québec. Or, cette comparaison ne tient pas la route. Il y a environ 600 000 anglophones vivant dans un territoire assez circonscrit, dans l’ouest de l’île de Montréal. Ce groupe fait face à certains défis, mais il est suffisamment important pour être autosuffisant sur les plans économique, culturel et social.
Il faudrait plutôt comparer la situation des communautés anglophones de Sherbrooke, de Québec ou de la Basse-Côte-Nord à celle des francophones de Sudbury, Halifax ou Saint-Boniface, par exemple. Cet exercice montrerait que les communautés anglophones font face à des difficultés similaires à celles des francophones : l’accès aux soins de santé, l’exode des jeunes, le chômage, etc. Je ne dis pas que l’anglais court un danger au Québec, mais que certaines communautés sont en péril.
On le sait, en dehors du Québec, la fonction publique canadienne continue de fonctionner majoritairement en anglais. Les francophones ont-ils une responsabilité dans cette situation?
Le respect du droit de travailler en français dans la fonction publique à l’extérieur du Québec, ou en anglais au Québec, constitue un défi de tous les instants. Chacun a un rôle à jouer dans ce domaine.
C’est compréhensible que les employés en situation minoritaire aient tendance à utiliser la langue de la majorité en milieu de travail. On m’a souvent raconté qu’une des frustrations des fonctionnaires qui ont investi énormément d’efforts pour apprendre leur langue seconde est de se faire répondre dans leur langue, plutôt que dans la langue qu’ils ont utilisée.
Il faut que les gestionnaires créent un environnement où il est évident que l’utilisation des deux langues n’est pas seulement acceptable, mais souhaitée. Une chose est certaine, si les francophones ne parlent pas français au travail, les anglophones ne le feront pas non plus. Par ailleurs, si les francophones ne parlent français qu’entre eux, le français cessera d’être une langue publique, une langue d’usage, une langue de travail, et deviendra une sorte de code secret. C’est un défi réel, j’en conviens. Mais pour que la fonction publique devienne un espace plus francophone, un espace où les deux langues se côtoient de façon naturelle, il est primordial que les francophones parlent français.
Y a-t-il des événements survenus dans le domaine des langues officielles depuis le début de votre mandat qui vous ont particulièrement déçu?
La grande déception pour moi a été la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques à Vancouver. Comme je l’ai mentionné le lendemain, c’était une cérémonie conçue, réalisée et présentée en anglais, qui comportait à la fin une chanson française. Même le poème de François-Xavier Garneau a été traduit! Comme disait l’éditorialiste Josée Boileau dans Le Devoir du 16 août, en résumant avec sarcasme l’argumentaire du comité organisateur des Jeux : « Du français? Mais il y en avait partout! Vous n’avez donc pas vu l’hommage silencieux à la chasse-galerie, le Montréalais parmi les danseurs de break dance, la projection du timbre-poste “dans laquelle il y avait une référence au Canada français”? Pas entendu la traduction du poème L’Hymne du Nord de François-Xavier Garneau, le très superbe et très anglais Hallelujah du Montréalais Leonard Cohen? »
Ce qui est vraiment triste, c’est que la cérémonie a jeté une ombre sur le succès réel des Jeux en matière de dualité linguistique. Même les commanditaires, comme Coca-Cola, McDonald’s et La Baie, ont réussi à respecter l’esprit de la dualité linguistique dans leurs affiches, leurs annonces et les services aux visiteurs.
J’ai aussi eu de petites déceptions : des hauts fonctionnaires qui parlent français mieux que moi et qui donnent des présentations uniquement en anglais, ou encore des évènements culturels dans la capitale nationale qui sont présentés uniquement en anglais.
En revanche, au spectacle que le Centre national des Arts a donné pour célébrer son 40e anniversaire, j’ai été ravi de la place accordée aux numéros dans les deux langues et fasciné de voir les spectateurs rire autant aux blagues en français qu’à celles en anglais. De toute évidence, les auditoires dans la capitale nationale sont plus bilingues qu’on le croit!
Y a-t-il eu des progrès ou avez-vous plutôt l’impression que les choses continuent de stagner?
Moi, je vois des signes de progrès. Pour la première fois, on a un premier ministre anglophone qui vient de l’Ouest canadien, qui fait figure de modèle en matière de respect de la dualité linguistique dans toutes ses interventions publiques. Pour la première fois, il y a un ministre responsable des Langues officielles, James Moore, qui est un anglophone bilingue de la Colombie-Britannique. De son côté, le ministre de l’Immigration, Jason Kenney, vient de Calgary et parle aussi les deux langues.
Il existe des phénomènes qui font en sorte qu’on ne s’aperçoit pas du progrès accompli. Quand un changement social se fait, il devient invisible. Qui remarque qu’on ne fume plus au bureau ou dans les restaurants? Que tout le monde s’attache en embarquant dans une auto? Il y a 40 ans, les affiches bilingues des parcs nationaux subissaient du vandalisme; rien de la sorte n’est arrivé aux Jeux olympiques de Vancouver.
De plus, il y a 40 ans, l’anglais dominait, non seulement dans la fonction publique, mais aussi dans les rues de Montréal. La situation du français s’est améliorée au Québec grâce aux lois linguistiques québécoises. Nos attentes sont plus élevées aujourd’hui que par le passé.
Tout cela pour dire que oui, nous faisons face à des défis constants. Il faut reconnaître que lorsqu’un francophone reçoit un accueil impoli et en anglais seulement à la frontière, malgré la présence d’un écriteau indiquant que le service est offert dans les deux langues, ce n’est pas seulement la politique linguistique qui en prend un coup, mais le pays dans son ensemble. La Loi sur les langues officielles ne constitue pas seulement une suite d’obligations, mais également un engagement, une promesse. Chaque fois que l’engagement est rompu, que la promesse est brisée, c’est un échec qu’une centaine de réussites n’arriveront peut-être jamais à contrebalancer.