Des thèmes littéraires qui transcendent la division linguistique
Par M.J. Deschamps

Pour John Ralston Saul, auteur canadien primé, essayiste et président de la communauté mondiale des écrivains PEN International, il ne fait aucun doute : les littératures francophone et anglophone n’évoluent pas en vase clos. « On constate que partout où la population francophone est suffisamment nombreuse [les deux groupes linguistiques] s’influencent mutuellement. Ils vivent ensemble, étudient ensemble et partagent des loisirs. Ils écrivent également sur les mêmes sujets, même si leur perspective est différente », explique-t-il.
Une division artificielle
Toutefois, selon M. Ralston Saul, le système d’enseignement canadien produit un clivage. « Aujourd’hui, l’un des problèmes réside dans une manière d’enseigner désuète, fondée sur l’ancienne vision européenne de l’État-nation, où il n’y a qu’une seule langue. Si vous assistez à un cours de littérature anglaise à Montréal, par exemple, vous n’entendrez pas parler des auteurs du Québec, et si vous suivez un cours de littérature française, vous n’apprendrez probablement rien des auteurs anglophones... C’est un peu ridicule de croire que les deux littératures ne s’influencent pas : on divise de manière artificielle ce qui ne fait qu’un », poursuit l’écrivain.
Marie Vautier, professeure à l’Université Victoria en Colombie-Britannique, spécialiste en littérature canadienne comparée, abonde en ce sens. « La division de l’enseignement de la littérature en département dans les universités est une décision entièrement arbitraire », affirme-t-elle, en ajoutant que les œuvres de langues française et anglaise comportent un grand nombre de thèmes et d’idées en commun, peu importe l’époque où elles ont été écrites.
Regards croisés
« Les premiers romans de notre littérature relatent vraiment beaucoup d’interactions entre les anglophones et les francophones », souligne Mme Vautier. Dans les cours de littérature canadienne, le premier roman en français dont on traite, si on suit l’ordre chronologique, c’est souvent Les Anciens Canadiens* (1863) de Philippe Aubert de Gaspé. L’équivalent en anglais est The Golden Dog (1877) de William Kirby. « Un fait intéressant à propos de ces romans, qui sont habituellement considérés comme des œuvres fondatrices [de la littérature canadienne], c’est que les deux mentionnent “l’autre” groupe linguistique », explique Mme Vautier.
Elle ajoute : « même au point culminant du mouvement indépendantiste [au Québec] dans les années 1960, il existait un grand intérêt pour “l’autre” groupe linguistique » [dans la littérature]. Autre détail intéressant, c’est dans les textes féministes que l’on observe le plus grand échange d’idées et le plus d’effets d’influence entre la littérature anglaise et française. « Il y a eu beaucoup de collaboration entre les féministes anglophones et francophones, particulièrement durant les années 1980 », affirme Mme Vautier. Elle cite en exemple l’œuvre de la poète et romancière canadienne-française Nicole Brossard, qui a pris l’initiative de joindre de nombreuses auteures féministes anglophones afin de travailler avec elles.
Quelques thèmes canadiens
De nos jours, l’un des thèmes communs qui se retrouve le plus souvent dans la littérature canadienne anglophone et francophone est, selon Mme Vautier, l’incertitude postmoderne. « Contrairement à la littérature des autres pays, où l’on peut constater une certaine crainte de l’incertitude, la littérature canadienne s’accommode très facilement des différents points de vue et des récits historiques contradictoires », mentionne-t-elle. Par ailleurs, elle ajoute qu’une autre tendance récente consiste à adopter un « style moins innovateur », faisant davantage place à la narration et au récit.
« Les récits historiques sont aussi populaires dans la littérature française que dans la littérature anglaise », mentionne Mme Vautier. « Même aujourd’hui [dans les écrits contemporains] la Nouvelle-France suscite un intérêt mêlé de curiosité », ajoute-t-elle. Elle cite comme exemple le roman Elle (2003), écrit par Douglas Glover, qui est l’histoire d’une jeune Française hédoniste qui se rend au Canada en 1542. « Le roman a été écrit en anglais, mais a ensuite été traduit et reçu comme un roman de langue française ». L’œuvre a remporté le Prix littéraire du gouverneur général dans la catégorie « romans et nouvelles de langue anglaise » en 2003, et sa traduction, Le Pas de l’ourse, choisie finaliste en 2004.
Par ailleurs, depuis la Seconde Guerre mondiale, en littérature tant francophone qu’anglophone, les récits romanesques se sont naturellement ouverts sur le monde, comme Un Dimanche à la piscine à Kigali de Gil Courtemanche ou Life of Pi deYann Martel.
La littérature canadienne fait aussi voyager grâce à des auteurs d’origine étrangère qui incorporent à leurs œuvres la saveur de leur culture natale ou ancestrale. C’est le cas entre autres de Dany Laferrière, Ying Chen, Kim Thúy, qui écrivent en français, et de Joy Nozomi Kogawa, Wayson Choy et Dionne Brand, qui le font en anglais. Ainsi, de plus en plus, la littérature canadienne témoigne de la riche diversité de la population du pays et décline la pluralité des identités qui composent le Canada, que ce soit en français ou en anglais.
Date de publication : Le vendredi 28 juin 2013